— Saviez-vous, a demandé soudain Lang, que les Allemands avaient déjà des chasseurs à réaction en 1944 ? Regardez ça.
Il a levé le livre pour me montrer la photographie.
— C’est un miracle que nous ayons gagné.
— Nous n’avons pas de disquettes, est intervenue Amelia. Rien que ces flash drives. J’ai copié le manuscrit sur celui-ci pour vous.
Elle m’a tendu un objet de la taille d’un petit briquet en plastique.
— Vous pouvez sans problème le transférer sur votre ordinateur, mais j’ai peur que vous ne soyez alors contraint de laisser l’ordinateur enfermé ici pendant la nuit.
— Et il semble bien que ce soit l’Allemagne qui ait déclaré la guerre à l’Amérique et pas le contraire.
— Ce n’est pas un peu paranoïaque, tout ça ?
— Le livre contient des informations classées potentiellement secrètes qui doivent encore être validées par le Conseil des ministres. Et surtout, il y a toujours le très, gros risque qu’un organe de presse quelconque utilisant des méthodes discutables essaye de s’en emparer. La moindre fuite mettrait en péril nos contrats de publication avec les journaux.
— Alors, vous avez vraiment mis tout mon bouquin là-dessus ? s’est étonné Lang.
— On pourrait y mettre cent livres comme ça, Adam, a patiemment répliqué Amelia.
— Incroyable, a-t-il fait en secouant la tête. Vous savez ce qu’il y a de pire dans ma vie ? (Il a refermé le livre d’un coup sec et l’a rangé sur l’étagère.) C’est de ne plus être dans le coup du tout. On n’entre plus jamais dans un magasin. Tout est toujours déjà fait pour vous. On n’a jamais d’argent sur soi. Si je veux de l’argent, même maintenant, il faut que je demande à l’une de mes secrétaires ou à un gars de la protection d’aller m’en chercher. Je ne saurais même pas le faire moi-même de toute façon. Je ne connais même pas mon… comment appelle-t-on ça, déjà… même ça, je ne sais pas si c’est un numéro ou quoi…
— Votre code confidentiel ?
— Vous voyez ? Je n’y connais rien. Je vais vous donner un autre exemple. L’autre semaine, Ruth et moi, nous sommes allés dîner avec des gens dans un restaurant de New York. Ces gens ont toujours été d’une grande générosité avec nous, alors j’ai dit : « Bon, cette fois, c’est moi qui régale. » Et j’ai donné ma carte de crédit. Mais voilà le gérant qui revient quelques minutes plus tard, très embarrassé, pour m’exposer le problème. Il y avait encore une bande blanche là où j’aurais dû mettre ma signature. La carte n’avait même pas été activée, a-t-il conclu en levant les bras avec un grand sourire.
— Ça, c’est exactement le genre de détails qu’il nous faut pour votre livre ! me suis-je exclamé avec excitation. Personne ne sait ce genre de choses.
Lang a paru interloqué.
— Mais je ne peux pas mettre ça. Tout le monde va me prendre pour un parfait imbécile.
— Non, c’est un détail humain. Ça montre ce que c’est que d’être vous.
C’était le moment d’en profiter. Il fallait que je l’amène dès le début à ne pas perdre de vue ce dont nous avions besoin. J’ai fait le tour du bureau pour me placer en face de lui.
— Pourquoi ne pas essayer de faire un livre différent de toutes les autres autobiographies politiques existantes ? Pourquoi ne pas essayer de dire la vérité ?
Il a ri.
— Ce serait une première.
— Je ne plaisante pas. Disons aux lecteurs à quoi ça ressemble d’être Premier ministre. Pas juste les questions politiques — n’importe quel vieux croûton peut écrire là-dessus.
J’avais failli nommer McAra, mais j’ai réussi à éviter l’obstacle au dernier moment.
— Si on se concentrait sur ce que personne d’autre que vous ne connaît… sur ce que c’est véritablement que de diriger un pays au quotidien. Que ressentez-vous quand vous vous réveillez le matin ? Quelle est la pression à gérer ? Qu’est-ce que ça fait d’être coupé de la vie ordinaire ? Qu’est-ce que ça fait d’être détesté ?
— Merci bien.
— Ce qui fascine les gens, ce n’est pas la politique — qui se soucie de la politique ? Ce qui fascine les gens, ce sont toujours les gens — les détails de la vie des autres. Mais comme ces détails vous sont trop familiers, vous n’arrivez pas à déterminer ce que les gens veulent savoir. Je vais devoir vous le soutirer. Et c’est pour ça que vous avez besoin de moi. On n’écrit pas un livre pour les vieux briscards de la politique. On écrit un livre qui s’adresse à tout le monde.
— Les mémoires du peuple, a commenté sèchement Amelia, mais je n’ai pas relevé et, plus important, Lang non plus.
Il me regardait soudain différemment : on aurait dit qu’une ampoule électrique portant la mention « intérêt » venait de s’allumer derrière ses yeux. J’ai repris :
— La plupart des anciens dirigeants n’auraient pas pu entreprendre ce type de démarche. Ils sont trop compassés. Ils sont trop guindés. Ils sont trop vieux. S’ils retirent leur veste et leur cravate pour enfiler un… — j’ai désigné sa tenue —… disons un survêtement, on n’y croit pas. Mais vous, vous êtes différent. Et c’est pour ça qu’il faut que vous écriviez des mémoires politiques différents, pour une époque différente.
— Qu’en pensez-vous, Amelia ? a demandé Lang sans me quitter des yeux.
— Je crois que vous êtes faits l’un pour l’autre, tous les deux. Je commence à avoir l’impression de tenir la chandelle.
— Ça vous dérange si je commence à enregistrer ? Il pourrait sortir quelque chose d’utile de tout ça. Ne vous inquiétez pas… les bandes vous reviendront intégralement.
Lang a haussé les épaules et esquissé un geste vers le Walkman Sony. Pendant que j’appuyais sur la touche « enregistrer », Amelia est sortie et a refermé doucement la porte derrière elle.
— La première chose qui me frappe, ai-je dit en apportant un siège de derrière le bureau afin de pouvoir m’asseoir juste en face de lui, c’est que, bien que vous ayez remporté des victoires considérables, vous n’avez pas grand-chose d’un politicien au sens conventionnel du terme. Je suis sûr que quand vous étiez môme, personne ne s’attendait à ce que vous vous lanciez dans la politique, non ?
C’était le genre d’interrogatoire serré que j’avais l’habitude de pratiquer.
— Bon sang, non, a répondu Lang. Certainement pas. Je ne m’intéressais pas le moins du monde à la politique, ni enfant ni adolescent. Je trouvais les gens passionnés par la politique vraiment bizarres. D’ailleurs, c’est toujours le cas. Moi, ce que j’aimais, c’était jouer au foot. J’aimais aller au théâtre et au cinéma. Un peu plus tard, j’ai aimé sortir avec des filles. Je n’ai jamais imaginé entrer dans la politique. Je trouvais la plupart des étudiants en sciences politiques complètement ringards.
J’ai pensé : Bingo ! On ne travaillait que depuis deux minutes, et j’avais déjà la matière de mon introduction :
Quand j’étais gosse, je ne m’intéressais pas du tout à la politique. En fait, je trouvais les gens passionnés par la politique vraiment bizarres. C’est toujours le cas…
— Alors, qu’est-ce qui a changé ? Qu’est-ce qui a rendu soudain la politique si excitante ?
— « Excitante », c’est tout à fait le mot, a commenté Lang avec un petit rire. J’avais quitté Cambridge et traîné pendant une année en espérant qu’une pièce sur laquelle j’avais travaillé pourrait être prise par un théâtre de Londres. Mais ça n’a pas marché et j’ai atterri dans une banque — je vivais à Lambeth dans un appartement en sous-sol minable et me sentais vraiment très mal dans ma peau parce que tous mes amis de Cambridge travaillaient à la BBC ou gagnaient des fortunes en enregistrant des voix off dans des pubs et tout ça. Et puis, je me souviens que c’était un dimanche après-midi et qu’il pleuvait — j’étais encore au lit. On frappe à la porte…