— D’accord, a fait Lang en se raclant la gorge. Bon Dieu. Je savais qu’elle n’était pas très en forme, mais… vous savez, à dix-neuf ans, on ne prête pas attention à grand-chose d’autre qu’à soi-même. J’étais sur scène, j’avais des petites amies. Pour moi, Cambridge était un paradis. Je l’appelais une fois par semaine, et elle avait toujours l’air d’aller bien, même si elle vivait seule. Et puis je suis rentré, et elle était… Ça m’a fait un choc. Elle était… quasi squelettique. Elle avait une tumeur au foie. Je ne sais pas, peut-être que maintenant, on pourrait faire quelque chose… mais à l’époque… il a eu un geste d’impuissance.
— Elle n’a pas tenu un mois.
— Comment avez-vous réagi ?
— Je suis retourné à Cambridge au début de ma dernière année et… j’imagine qu’on pourrait dire que je me suis jeté à corps perdu dans la vie.
Il s’est tu. J’ai dit :
— J’ai vécu une expérience similaire.
— Vraiment ?
Il avait pris un ton inexpressif et contemplait l’océan, les déferlantes de l’Atlantique. Ses pensées paraissaient très loin derrière l’horizon.
— Oui.
Je ne parle généralement pas de moi quand je travaille, ni dans aucune autre situation d’ailleurs. Mais il arrive qu’une ou deux confidences aident le client à s’exprimer.
— J’ai perdu mes parents vers le même âge. N’avez-vous pas trouvé que, d’une façon un peu étrange, malgré la tristesse, cela vous a rendu plus fort ?
— Plus fort ? s’est-il étonné, se détournant de la fenêtre pour me regarder, les sourcils froncés.
— Au sens de devenir autonome. En sachant que la pire chose qui puisse vous arriver est déjà arrivée, et que vous avez survécu. Que vous pouvez vous débrouiller tout seul.
— Vous avez peut-être raison. Je n’y ai jamais vraiment réfléchi. Du moins pas jusqu’à très récemment. C’est étrange. Vous voulez que je vous dise quelque chose ? J’ai vu deux morts avant d’avoir vingt ans, et puis — malgré mes fonctions de Premier ministre et tout ce que cela comporte : envoyer des hommes au combat, se rendre sur la scène d’un attentat à la bombe et je ne sais quoi encore — plus un seul pendant trente-cinq ans.
— Et qui a été le dernier ? ai-je demandé stupidement.
— Mike McAra.
— Vous n’auriez pas pu envoyer l’un des policiers pour l’identifier ?
— Non, a-t-il répondu en secouant la tête. Non, je n’aurais pas pu. Je lui devais au moins ça.
Il s’est interrompu à nouveau puis, d’un geste brusque, a saisi sa serviette et s’est frotté le visage.
— Voilà une conversation bien morbide, a-t-il décrété. Changeons de sujet.
J’ai consulté ma liste de questions. J’aurais voulu lui demander plein de choses au sujet de McAra. Je n’avais pas nécessairement l’intention de m’en servir dans le livre : force m’était même de reconnaître qu’une visite à la morgue effectuée après sa démission afin d’identifier un collaborateur ne serait peut-être pas du meilleur effet dans un chapitre intitulé « Un avenir d’espoir ». C’était plutôt pour satisfaire ma curiosité. Mais je savais aussi que je n’avais pas le temps de me laisser aller : il fallait que j’avance. Aussi ai-je fait ce qu’il me demandait et changé de sujet :
— Cambridge. Parlons de cette époque.
J’avais pensé que, de mon point de vue, les années de Cambridge seraient les plus faciles à traiter de tout le livre. J’y avais moi-même effectué mes études, quoique quelques années après Lang, et l’endroit n’avait pas tellement changé. Il ne changeait jamais beaucoup : c’est ce qui faisait son charme. Je pouvais reprendre tous les clichés : les bicyclettes, les écharpes, les toges, le canotage, les gâteaux, les poêles à gaz, les enfants de chœur, les pubs au bord de l’eau, les appariteurs en chapeau melon, les vents du Fenland, les ruelles étroites, l’émotion de marcher sur les pavés mêmes qu’avaient foulés en leur temps Newton et Darwin, etc. Et je me disais en regardant le manuscrit que cela valait mieux parce que, là encore, mes propres souvenirs devraient étayer ceux de Lang. Il s’était inscrit en économie, avait fugitivement joué au football pour la deuxième équipe de son collège et s’était fait un nom en tant que comédien au sein de l’université. Cependant, même si McAra avait consciencieusement dressé la liste de tous les spectacles auxquels l’ancien Premier ministre avait participé, allant jusqu’à citer certains passages de sketches que Lang avait interprétés pour le Footlights, tout cela présentait, cette fois encore, un manque de profondeur et un côté expéditif. Il y manquait la passion. Naturellement, j’ai mis ça sur le compte de McAra. Je n’imaginais que trop bien le peu de sympathie que ce tâcheron aux mains calleuses pouvait avoir pour les dilettantes bourgeois et leurs adolescents qui prenaient des poses dans de mauvaises productions de Brecht et Ionesco. Mais Lang lui-même semblait curieusement évasif concernant cette période de sa vie.
— C’est tellement loin, a-t-il protesté. Je ne me souviens pratiquement plus de rien. Pour être honnête, je n’étais pas très bon. Le théâtre, c’est surtout l’occasion de rencontrer des filles — à propos, ne mettez pas ça.
— Mais vous étiez excellent, me suis-je écrié. À Londres, j’ai lu des interviews où des gens disaient que vous étiez assez bon pour être professionnel.
— J’imagine que ça m’aurait plu, a concédé Lang, à un moment. Sauf qu’on ne change pas le monde en étant acteur. C’est une prérogative des politiques.
Il a de nouveau consulté sa montre.
— Mais Cambridge, ai-je insisté. Ç’a dû être d’une importance capitale pour vous, étant donné vos origines.
— Oui, j’ai beaucoup aimé le temps que j’ai passé là-bas. J’y ai rencontré des gens formidables. Mais ce n’était pas le monde réel. C’était un pays imaginaire.
— Je sais. C’est justement ce qui me plaisait, là-bas.
— Mais moi aussi. Juste entre nous, j’ai adoré ça, a avoué Lang, les yeux brillants à ce souvenir. Monter sur scène et faire semblant d’être quelqu’un d’autre ! Et se faire applaudir pour ça ! Que peut-il y avoir de mieux ?
— Super, ai-je commenté, surpris par son changement d’humeur. On y arrive. On va mettre ça dedans.
— Non.
— Pourquoi ?
Lang a poussé un soupir.
— Pourquoi ? Parce que ce sont les mémoires d’un Premier ministre, a-t-il répondu en frappant soudain violemment le bras de son fauteuil du plat de la main. Et que pendant toute ma carrière politique, chaque fois que mes adversaires ont été à court d’arguments pour m’attaquer, ils se sont rabattus là-dessus : pour eux, je n’étais qu’un putain d’acteur.
Il s’est levé d’un bond et s’est mis à marcher de long en large. Puis il a pris une voix traînante et haut perchée, parfaite caricature de l’aristocrate anglais :
— « Oh, Adam Lang, avez-vous remarqué comme il change de voix en fonction des gens avec qui il se trouve ? » « Ça oui. », a-t-il répliqué, soudain métamorphosé en Écossais bourru, on ne peut vraiment pas se fier à ce que ce saligaud raconte. Ce type joue la comédie, c’est rien d’autre que de la connerie en branches ! »
Brusquement, il est devenu pontifiant, réfléchi, et a poursuivi en se tordant les mains :
— « La grande tragédie de M. Lang, c’est qu’un acteur ne peut être meilleur que le rôle qu’on lui attribue, et ce Premier ministre s’est retrouvé à court de répliques. » Cette dernière ne vous aura sans doute pas échappé lors de vos recherches approfondies.