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Je l’ai branché sur la ligne téléphonique de l’hôtel, ai lancé la connexion à mon fournisseur de services internet et, pendant que l’opération était en cours, je suis allé me chercher un verre d’eau dans la salle de bains. Le visage qui m’a contemplé dans le miroir était encore plus délabré que le spectre de la veille au soir. J’ai tiré sur la paupière inférieure de mon œil pour en étudier le blanc jaunâtre avant de poursuivre mon examen par les dents et les cheveux grisonnants puis par le filigrane rouge qui constellait mes joues et mon nez. Martha’s Vineyard semblait me faire vieillir. C’était Shangri-La à l’envers.

De la pièce voisine m’est parvenue l’annonce familière « Vous avez un e-mail ».

J’ai vu tout de suite que quelque chose clochait. Il y avait la liste habituelle d’une douzaine de messages publicitaires qui me proposaient tout, du gonfleur de pénis au Wall Street Journal, plus un courriel du bureau de Rick confirmant le versement de la première partie de l’avance. La seule chose qui n’apparaissait pas était le mail que je m’étais envoyé à moi-même dans l’après-midi.

J’ai fixé un moment l’écran d’un regard stupide, puis j’ai ouvert le classeur séparé du disque dur qui stocke systématiquement tous les courriels, entrants et sortants. Et là à mon immense soulagement, en tête de la liste des « envois », il y avait le message intitulé « sans objet » auquel j’avais ajouté en pièce jointe le manuscrit des mémoires d’Adam Lang. Mais quand j’ai ouvert le message vide et cliqué sur la boîte de téléchargement, tout ce que j’ai pu recevoir a été un message m’informant que « le dossier n’est pas accessible ». J’ai réessayé plusieurs fois, toujours avec le même résultat.

J’ai sorti mon téléphone portable et appelé mon fournisseur internet.

Je vous épargnerai le compte rendu détaillé de l’éprouvante demi-heure qui a suivi — la sélection interminable de toute une liste d’options, la musique d’attente passée en boucle, la conversation de plus en plus alarmiste avec le représentant de la société au fin fond de l’Uttar Pradesh ou Dieu seul sait d’où il pouvait parler.

La fin de l’histoire était que le manuscrit avait disparu, et que la compagnie n’avait aucune trace signalant qu’il eût jamais existé.

Je me suis allongé sur le lit.

Je n’ai pas l’esprit très pratique, mais même moi, je commençais à entrevoir ce qui avait pu se passer. D’une façon ou d’une autre, le manuscrit avait été subtilisé de la mémoire informatique de mon fournisseur de services. Il n’y avait à cela que deux explications possibles. La première était qu’il n’avait pas été chargé correctement — mais cette option ne pouvait être retenue puisque j’avais reçu les deux messages de réception pendant que j’étais encore dans le bureau : « Votre dossier a été transféré » et « Vous avez un message ». La seconde était que le fichier avait été effacé depuis. Mais comment cela avait-il pu se produire ? L’effacement impliquerait que quelqu’un avait un accès direct aux ordinateurs de l’un des plus gros conglomérats internet du monde et pouvait ensuite effacer ses traces à volonté. Cela impliquerait également — c’était obligatoire — que mes e-mails étaient surveillés.

La voix de Rick m’est revenue — « Ouah. Ç’a dû être une sacrée opération à monter. Trop grosse pour un journal. Il doit s’agir d’un coup monté par le gouvernement… » —, suivie de celle d’Amelia : « Vous vous rendez compte à quel point tout cela peut devenir grave, n’est-ce pas ? »

— Mais ce bouquin est merdique ! ai-je crié désespérément au portrait du maître baleinier victorien accroché en face du lit. Il n’y a rien là-dedans qui justifie qu’on se donne autant de mal !

Le vieux loup de mer me contemplait, impassible. J’avais rompu mon serment, semblait dire son expression, et il y avait quelqu’un, là, dehors — une force inconnue —, qui le savait.

HUIT

« Les auteurs sont souvent des gens très occupés, difficiles à coincer ; ils sont parfois imprévisibles. L’éditeur compte donc sur le nègre pour que la publication se passe avec le moins de heurts possible. »

Il n’était plus question de me mettre au travail ce soir-là. Je n’ai même pas allumé la télévision. Tout ce que je désirais, c’était sombrer dans l’oubli. Après avoir éteint mon téléphone portable, je suis descendu au bar et, lorsque celui-ci a fermé, je suis remonté dans ma chambre où j’ai entrepris de vider une bouteille de scotch jusque bien après minuit, ce qui explique sans doute pourquoi, pour une fois, j’ai dormi d’une traite.

J’ai été réveillé par le téléphone de chevet avec l’impression que la sonnerie discordante faisait vibrer mes globes oculaires à l’intérieur de leurs orbites poussiéreuses. Quand j’ai roulé sur le ventre pour y répondre, mon estomac a continué de se soulever, comme s’il voulait s’éloigner de moi sur le matelas pour tomber par terre, pareil à un ballon rempli d’un liquide infect et visqueux. La pièce tournoyait dans une chaleur étouffante, le chauffage poussé au maximum.

Je me suis rendu compte que je m’étais endormi tout habillé et que j’avais laissé les lumières allumées.

— Vous devez quitter cet hôtel immédiatement, a ordonné Amelia d’une voix qui m’a transpercé le crâne aussi sûrement qu’une aiguille à tricoter. Une voiture vient vous chercher.

C’est tout ce qu’elle a dit. Je n’ai pas discuté ; je n’en ai pas eu l’occasion. Elle avait raccroché.

J’ai lu un jour que dans l’Égypte ancienne, on préparait les pharaons à la momification en leur retirant le cerveau par le nez à l’aide d’un crochet. On avait dû pratiquer le même genre de chose sur moi pendant la nuit. Je me suis traîné sur le tapis pour écarter les rideaux, découvrant un ciel gris comme la mort. Rien ne bougeait. Le silence était absolu, pas même brisé par un cri de mouette. Une tempête se préparait : même moi, je le sentais.

Mais à l’instant où j’allais me détourner, j’ai perçu le ronronnement lointain d’un moteur. J’ai louché vers la rue en contrebas et j’ai vu deux voitures s’arrêter. Les portières de la première se sont ouvertes, et deux types en sont sortis — jeunes, visiblement pleins de santé, vêtus de jeans, de bottes et d’anoraks de ski. Le conducteur a levé les yeux vers ma fenêtre et, instinctivement, j’ai reculé d’un pas. Lorsque j’ai risqué un second coup d’œil, il avait ouvert le coffre de la voiture et se tenait penché au-dessus. Puis il s’est redressé avec ce que j’ai d’abord pris, dans l’état de paranoïa qui était le mien, pour une mitraillette. Il ne s’agissait en fait que d’une caméra de télévision.

À partir de là, j’ai accéléré le mouvement, du moins autant qu’il m’était possible de le faire. J’ai ouvert en grand la fenêtre pour laisser entrer un courant d’air glacé. Je me suis déshabillé, j’ai pris une douche tiède et je me suis rasé. Puis j’ai enfilé des vêtements propres et fait ma valise. Le temps que je descende à la réception, il était huit heures quarante-cinq — soit une heure après l’arrivée à Vineyard Haven du premier ferry en provenance du continent — et l’hôtel avait l’air d’abriter un congrès international de journalistes. Quoi qu’on puisse dire à l’encontre d’Adam Lang, il faisait certainement des merveilles pour l’économie locale : Edgartown n’avait pas connu une telle activité depuis Chappaquiddick. Il devait bien y avoir une trentaine de personnes occupées à boire du café, échanger des anecdotes dans une demi-douzaine de langues différentes, parler dans des portables et vérifier leur matériel. J’avais passé assez de temps parmi des reporters pour savoir les distinguer les uns des autres. Les correspondants de chaînes télévisées étaient habillés comme s’ils allaient à un enterrement ; les types des agences de presse avaient, eux, tout du fossoyeur.