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J’ai acheté un exemplaire du New York Times puis je suis allé dans la salle de restaurant, où j’ai avalé trois verres de jus d’orange coup sur coup avant de concentrer toute mon attention sur le journal. Lang n’était plus cantonné à la rubrique internationale. Il faisait carrément la une :

UN EX-PREMIER MINISTRE BRITANNIQUE JUGÉ COMME CRIMINEL DE GUERRE
AVIS ATTENDU AUJOURD’HUI

Un ancien ministre des Affaires étrangères révèle que Lang a avalisé l’emploi de la torture par la CIA.

Lang avait, pouvait-on lire, fait une déclaration « musclée » (j’ai éprouvé un frisson de fierté). Il était « sous le feu », « essuyant un coup après l’autre » — à commencer par « la noyade accidentelle d’un proche collaborateur un peu plus tôt cette année ». Toute cette affaire mettait les gouvernements britannique et américain « dans l’embarras ». Un « haut fonctionnaire maintenait cependant que la Maison-Blanche resterait loyale envers celui qui avait été son allié le plus proche. “Il a été là pour nous, et nous serons là pour lui”, a ajouté le haut fonctionnaire, qui ne s’est exprimé que sous le couvert de l’anonymat ».

Mais c’est le dernier paragraphe qui m’a presque fait m’étouffer avec mon café :

La sortie des mémoires de M. Lang, qui était programmée pour juin, a été avancée à la fin du mois d’avril. John Maddox, PDG de Rhinehart Publishing Inc., et qui a, dit-on, acheté le livre 10 millions de dollars, annonce qu’on est en train d’effectuer les dernières corrections sur le manuscrit. « Ce sera un événement majeur dans le monde de l’édition », a assuré hier M. Maddox lors d’une interview téléphonique au New York Times. « Pour la première fois, Adam Lang nous donnera la vision exclusive d’un dirigeant occidental sur la lutte contre le terrorisme. »

Je me suis levé et j’ai traversé le hall avec dignité, contournant soigneusement les sacs à caméra, les zooms de cinquante centimètres et les micros à main dans leurs protections pare-vent en laine grise. Il régnait parmi les représentants du quatrième pouvoir une atmosphère joyeuse, presque une atmosphère de fête, telle celle qui devait régner au dix-huitième siècle parmi les gens de bonne famille le jour d’une pendaison. Quelqu’un a crié :

— D’après la rédaction, la conférence de presse de la CPI à La Haye est programmée à dix heures, heure d’ici.

Discrètement, je suis sorti sur la véranda pour donner un coup de fil à mon agent. C’est son assistant qui m’a répondu — Brad, ou Brett, ou Brat : j’ai oublié son nom ; Rick changeait d’assistant presque aussi souvent que de femme.

J’ai demandé à parler à Rick.

— Il n’est pas à son bureau pour le moment.

— Où est-il ?

— Parti pêcher.

— Pêcher ?

— Il appelle de temps en temps, pour vérifier ses messages.

— C’est trop gentil. Où est-il ?

— Au Bouna National Heritage Rainforest Park.

— Bon Dieu. Où est-ce ?

— C’est une occasion qui s’est présentée…

— Où est-ce ?

Brad, ou Brett, ou Brat a hésité.

— Dans les Fidji.

* * *

Le minibus m’a fait sortir d’Edgartown par les hauteurs, en passant devant la librairie, le petit cinéma et l’église des baleiniers. Lorsque nous avons atteint les confins de la ville, nous avons tourné à gauche, en suivant les pancartes de West Tisbury, au lieu d’aller à droite pour prendre la direction de Vineyard Haven. Cela signifiait au moins que je retournais à la propriété et pas au ferry pour avoir brisé la Loi Officielle du Secret. Je me suis installé derrière le policier qui conduisait, ma valise posée sur le siège près de moi. C’était l’un des plus jeunes, vêtu du blouson gris zippé et de la cravate noire réglementaires. Ses yeux ont cherché les miens dans le rétroviseur, et il a commenté que tout ça était vraiment très triste. J’ai répondu brièvement que c’était effectivement une triste affaire, puis j’ai fixé la vitre avec ostentation, pour éviter d’avoir à parler.

Nous nous sommes vite retrouvés en rase campagne. Une piste cyclable déserte longeait la route. Au-delà s’étendait la morne forêt. Mon petit corps frêle se trouvait peut-être sur Martha’s Vineyard, mais ma tête était dans le Pacifique Sud. Je pensais à Rick dans les Fidji, et à toutes les façons les plus élaborées et humiliantes dont je pourrais le virer dès qu’il serait rentré. La partie rationnelle de mon cerveau savait que je n’en ferais rien — pourquoi Rick n’aurait-il pas le droit d’aller à la pêche ? — mais c’était la partie irrationnelle qui dominait ce matin-là. J’imagine que j’avais peur, et la peur déforme le jugement plus encore que l’alcool et l’épuisement. Je me sentais trompé, abandonné, furieux. Une fois que je vous aurai déposé, monsieur, a repris le policier sans se laisser décourager par mon silence, j’irai chercher M. Kroll à l’aéroport. On sait toujours que ça va mal quand les avocats commencent à se pointer.

Il s’est interrompu et s’est rapproché du pare-brise.

— Oh merde. C’est reparti.

Un peu plus loin, on aurait dit qu’il y avait eu un accident de voiture. Les gyrophares bleu vif de deux voitures de police balayaient ce matin sinistre d’une lueur dramatique, illuminant les arbres tout proches comme des éclairs en nappes de théâtre. En nous rapprochant, nous avons découvert une bonne dizaine de voitures et camionnettes garées de part et d’autre de la route. Des gens attendaient sans but à côté, et, de cette manière lente qu’a parfois le cerveau de rassembler les informations, j’ai supposé qu’il y avait eu un carambolage. Mais, quand le minibus a ralenti et indiqué qu’il tournait à gauche, les gens ont commencé à ramasser des trucs par terre et à se précipiter vers nous. « Lang ! Lang ! Lang ! » a hurlé une femme dans un haut-parleur. « Menteur ! Menteur ! Menteur ! » Des images de Lang en combinaison orange, étreignant des barreaux de prison entre ses mains ensanglantées, ont dansé devant le pare-brise : « RECHERCHÉ ! CRIMINEL DE GUERRE ! ADAM LANG ! »

La police d’Edgartown avait bloqué le chemin qui conduisait à la propriété de Rhinehart avec des cônes de signalisation qu’elle a rapidement écartés pour nous laisser passer, mais pas assez rapidement pour nous empêcher de nous arrêter. Les manifestants nous ont entourés et une rafale de coups de poing et de coups de pied s’est abattue sur les flancs du minibus. Un arc de lumière blanche aveuglante a éclairé une silhouette — celle d’un homme, encapuchonné comme un moine. Il s’est détourné du journaliste qui l’interrogeait pour nous regarder, et il m’a semblé l’avoir déjà vu quelque part. Mais il a aussitôt disparu derrière un mur de visages déformés, de poings serrés et de bave écumante.