— Bon, résumons-nous, a commencé Kroll lorsque nous avons tous été assis. Vous n’êtes pas inculpé, vous n’êtes pas en état d’arrestation. Il n’y a vraiment pas de quoi en faire une montagne, je vous le promets. Tout ce que la procureur réclame pour l’instant, c’est l’autorisation d’ouvrir une enquête officielle. D’accord ? Alors, quand vous sortirez d’ici, je veux que vous marchiez la tête haute, que vous ayez l’air détendu et l’esprit complètement tranquille parce que tout va aller pour le mieux.
— Le Président m’a dit qu’on ne la laisserait peut-être même pas enquêter, a commenté Lang.
— J’hésite toujours à contredire le dirigeant du monde libre, a dit Kroll, mais le sentiment général à Washington ce matin est qu’ils n’auront pas vraiment le choix. Il semble que Mme la procureur soit plutôt habile. Le gouvernement britannique a systématiquement refusé d’ouvrir lui-même une enquête sur l’opération Tempête, ce qui donne à la procureur un prétexte légal pour s’en charger. Et en divulguant l’affaire à la presse avant de se rendre à la chambre préliminaire, elle a mis une telle pression sur les trois juges qu’ils ne pourront que lui accorder l’autorisation de passer au stade de l’enquête. S’ils lui demandent d’y renoncer, ils savent très bien que tout le monde les accusera d’avoir peur de poursuivre une grande puissance.
— Ce n’est ni plus ni moins qu’une tactique de diffamation, a commenté Ruth.
Elle portait un caleçon noir et un autre de ses hauts informes. Elle avait ramené ses pieds déchaussés sous elle, sur le canapé, et tournait le dos à son mari.
— C’est de la politique, a fait Lang en haussant les épaules.
— C’est exactement mon avis, est intervenu Kroll. Il faut traiter cela comme un problème politique et non comme un problème juridique.
— Il convient de préparer notre version de ce qui s’est passé, a dit Ruth. Se refuser à tout commentaire n’est plus de mise à l’heure actuelle.
J’ai saisi l’occasion pour lancer :
— John Maddox…
— Oui, m’a coupé Kroll. J’ai parlé à John, et il a raison. Il faut vraiment qu’on s’attaque à toute cette histoire dans les mémoires. Ce sera pour vous la tribune idéale pour répondre aux attaques, Adam. Ils sont très impatients.
— Très bien, a dit Lang.
— Dès que possible, il faut que vous passiez un moment avec notre ami ici présent — j’ai pris conscience que Kroll avait oublié mon nom — pour lui relater toute l’affaire en détail. Mais vous devrez impérativement tout soumettre à mon accord préalable. Le meilleur test est pour nous d’imaginer que chaque mot est prononcé alors que vous êtes au banc des accusés.
— Pourquoi ? a questionné Ruth. Je croyais que vous aviez dit que ce ne serait rien.
— Et ce ne sera rien, a répliqué Kroll sur un ton doucereux, surtout si nous prenons garde de ne pas leur donner le moindre argument supplémentaire.
— De cette façon, nous présenterons les choses comme nous l’entendons, a dit Lang. Et chaque fois qu’on m’interrogera là-dessus, je pourrai renvoyer les gens au compte rendu qui sera fait dans le bouquin. Qui sait ? Ça pourrait même aider à en vendre quelques exemplaires.
Il a regardé autour de lui. Nous avions tous le sourire aux lèvres.
— Bon, a-t-il enchaîné, revenons-en à l’ordre du jour. Pour quel motif est-ce que je risque de faire l’objet d’une enquête ?
Kroll a fait signe à Encarnacion.
— Soit crime contre l’humanité, a-t-elle avancé prudemment, soit crime de guerre.
Il y a eu un silence. Les mots peuvent décidément produire un effet curieux. Peut-être était-ce simplement parce que c’était elle qui les avait prononcés : elle paraissait si innocente. Nous avons tous cessé de sourire.
— C’est incroyable, a fini par commenter Ruth, de mettre ce qu’Adam a fait ou n’a pas fait au même niveau que les crimes nazis.
— C’est précisément pour cela que les États-Unis ne reconnaissent pas cette Cour, dit Kroll. Nous vous avions prévenus, ajouta-t-il en agitant le doigt. Un tribunal international chargé de juger les crimes de guerre semble très noble dans son principe. Mais vous poursuivez tous ces maniaques du génocide dans le Tiers Monde, et, tôt ou tard, c’est le Tiers Monde qui s’en prend à vous, sinon, ça ressemble à de la discrimination. Ils tuent trois mille d’entre nous et on tue l’un d’entre eux, et nous voilà tous des criminels de guerre à mettre dans le même panier. C’est la pire sorte d’équivalence morale. Voilà, comme ils ne peuvent pas traîner l’Amérique devant leur tribunal bidon, à qui vont-ils s’attaquer ? C’est évident : notre allié le plus proche — vous. Comme je le disais, ce n’est pas juridique, c’est politique.
— Vous devriez développer exactement cet argument, Adam, est intervenue Amelia tout en écrivant quelque chose dans son cahier noir et rouge.
— Ne vous en faites pas, a-t-il répliqué sombrement. J’y compte bien.
— Continuez, Connie, a dit Kroll. Écoutons la suite.
— La raison pour laquelle nous ne pouvons déterminer quelle voie ils vont choisir à ce stade des opérations est que la torture est condamnée à la fois par l’article 7 du Statut de Rome de 1998 sous l’intitulé de « Crimes contre l’humanité », et aussi par l’article 8 sous la dénomination de « Crimes de guerre ». L’article 8 définit également comme « Crimes de guerre » — elle a consulté son ordinateur portable — « le fait de priver intentionnellement un prisonnier de guerre ou toute autre personne protégée de son droit d’être jugé régulièrement et impartialement, ainsi que la déportation ou le transfert illégal, ou la détention illégale ». A priori, monsieur, vous pourriez aussi bien tomber sous le coup de l’article 7 que de l’article 8.
— Je n’ai jamais demandé qu’on torture qui que ce soit ! s’est exclamé Lang d’une voix qui exprimait l’indignation et l’incrédulité. Et je n’ai privé personne d’un procès impartial, sans parler de détenir qui que ce soit illégalement. Peut-être — peut-être — pourrait-on porter ces accusations contre les États-Unis, mais pas contre la Grande-Bretagne.
— C’est vrai, monsieur, a convenu Encarnacion. Cependant, à l’article 25, qui traite de la responsabilité pénale individuelle, il est stipulé que — cette fois encore, son regard sombre et calme s’est porté sur l’écran d’ordinateur — « une personne est pénalement responsable et peut être punie si, en vue de faciliter la commission d’un tel crime, elle apporte son aide, son concours ou toute autre forme d’assistance à la commission ou à la tentative de commission de ce crime, y compris en fournissant les moyens de cette commission ».
Une fois encore, il y a eu un silence, troublé par le ronronnement lointain de l’hélicoptère.
— Ça balaye large, a prononcé Lang à voix basse.
— C’est absurde, voilà ce que c’est, a décrété Kroll. Cela signifie que si la CIA met un suspect dans un avion privé pour aller l’interroger quelque part, les propriétaires de cet avion privé sont, d’un point de vue technique, coupables d’avoir facilité un crime contre l’humanité.
— Mais, d’un point de vue juridique…, a commencé Lang.
— Ça n’a rien de juridique, Adam, l’a coupé Kroll avec un soupçon d’exaspération. C’est politique.
— Non, Sid, est intervenue Ruth.
Elle était très concentrée, le regard fixé sur le tapis tout en secouant la tête énergiquement.
— C’est juridique aussi. Les deux sont indissociables. Le passage que cette jeune femme vient de nous lire montre parfaitement pourquoi les juges vont devoir autoriser une enquête, puisque Richard Rycart a fourni des preuves documentaires qui suggèrent qu’Adam a bien fait toutes ces choses : contribué, encouragé, facilité. C’est un risque juridique, a-t-elle poursuivi en levant les yeux. N’est-ce pas l’expression que vous employez ? Et cela conduit inévitablement à un risque politique. Parce qu’il ne s’agira plus au bout du compte que de l’opinion publique et que nous sommes déjà bien assez impopulaires comme ça en Angleterre.
— Eh bien, si cela peut vous rassurer, Adam ne court certainement aucun risque tant qu’il reste ici, parmi ses amis.
La vitre épaisse a vibré légèrement. L’hélicoptère revenait examiner les choses de plus près. Le faisceau de son projecteur a rempli la pièce. Mais, sur l’écran de télévision, tout ce qu’on pouvait voir sur la grande baie vitrée, c’était le reflet de la mer.
— Attendez une seconde, a soudain réagi Lang en portant la main à sa tête pour empoigner sa chevelure, comme s’il entrevoyait la situation pour la première fois. Êtes-vous en train de dire que je ne peux pas quitter les États-Unis ?
— Josh, a appelé Kroll en faisant signe à son autre assistant.
— Monsieur, a commencé Josh avec gravité, je voudrais, si cela ne vous dérange pas, vous lire l’introduction de l’article 58, qui couvre les mandats d’arrêt.
Il a fixé son regard solennel sur Adam Lang.
— « À tout moment après l’ouverture d’une enquête, la chambre préliminaire délivre, sur requête du procureur, un mandat d’arrêt contre une personne si, après examen de la requête et des éléments de preuve ou autres renseignements fournis par le procureur, elle est convaincue qu’il y a des motifs raisonnables de croire que cette personne a commis un crime relevant de la compétence de la Cour et que l’arrestation de cette personne apparaît nécessaire pour garantir que la personne comparaîtra. »
— Bon sang ! s’est exclamé Lang. Qu’entend-on par « motifs raisonnables » ?
— Cela n’arrivera pas, a assuré Kroll.
— Vous n’arrêtez pas de répéter ça, a dit Ruth avec irritation, mais c’est possible.
— Ça n’arrivera pas, mais ça pourrait arriver, a déclaré Kroll en écartant les bras. Ces deux états de fait ne sont pas incompatibles.
Il s’est autorisé un de ses petits sourires et s’est tourné vers Adam pour ajouter :
— Néanmoins, en tant qu’avocat, jusqu’à ce que toute cette affaire soit réglée, je vous conseille fortement de ne vous rendre dans aucun pays qui reconnaît la juridiction de la Cour pénale internationale. Il suffirait que deux de ces trois juges décident de se mettre dans les bonnes grâces de la clique des droits de l’homme et émettent un mandat pour que vous vous fassiez arrêter.
— Mais pratiquement tous les pays du monde reconnaissent la CPI, a protesté Lang.
— Pas l’Amérique.
— Qui d’autre ?
— L’Irak, a énuméré Josh. La Chine, la Corée du Nord, l’Indonésie.
Nous avons attendu la suite ; elle n’est pas venue.
— Et c’est tout ? s’est exclamé Lang. Tous les autres pays la reconnaissent ?
— Non, monsieur. Pas Israël. Ni certains des régimes les plus corrompus d’Afrique.
— Je crois qu’il se passe quelque chose, est intervenue Amelia.
Elle a dirigé la télécommande vers l’écran.