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J’ai prudemment essayé la poignée de la chambre suivante. Celle-ci n’était pas fermée, et l’odeur de linge sale et de savon à la lavande mêlés m’a aussitôt permis d’identifier les anciennes pénates de McAra. Je suis entré et ai refermé très doucement la porte derrière moi. La grande penderie à glaces couvrait tout le mur qui me séparait de la chambre de Ruth, et il m’a suffi d’entrouvrir la porte coulissante pour percevoir ses plaintes étouffées. La porte a grincé dans la glissière, et je suppose que Ruth l’a entendu car les pleurs se sont arrêtés immédiatement ; je l’ai imaginée en train de relever la tête de son oreiller mouillé, interloquée, les yeux fixés sur le mur. J’ai reculé. J’ai remarqué qu’on avait laissé sur le lit une boîte de feuilles format A 4 tellement pleine que le couvercle tenait à peine. Un Post-it jaune indiquait « Bonne chance ! Amelia. » Je me suis assis sur le dessus-de-lit et j’ai soulevé le couvercle. La page de titre affichait : MÉMOIRES, par Adam Lang. Elle ne m’avait donc pas oublié, malgré les circonstances délicieusement embarrassantes de son départ. On pouvait dire ce qu’on voulait de Mme Bly, mais cette femme était une vraie pro.

Je savais que je me trouvais à un moment décisif. Soit je continuais à traîner en marge de ce projet catastrophique dans l’espoir pathétique que quelqu’un finirait par me venir en aide. Soit — et j’ai senti mon dos se redresser alors que j’envisageais cette solution — je pouvais en prendre moi-même le contrôle, tenter de donner à ces six cent vingt et une pages ineffables une forme à peu près publiable, prendre mes deux cent cinquante mille dollars et aller me faire bronzer sur une plage, quelque part, pendant un mois, le temps d’oublier jusqu’à l’existence même des Lang.

Vu comme ça, je n’avais pas le choix. Je me suis forcé à faire abstraction des traces de McAra encore sensibles dans la pièce aussi bien que de la présence plus tangible de Ruth dans la chambre voisine. J’ai sorti le manuscrit de sa boîte et l’ai posé sur la table, près de la fenêtre, puis j’ai ouvert ma sacoche et y ai pris mon ordinateur ainsi que les transcriptions des entretiens de la veille. Il n’y avait pas beaucoup de place pour travailler, mais ça ne me dérangeait pas. De toutes les activités humaines, l’écriture est la plus propice aux excuses pour ne pas s’y mettre — le bureau est trop grand, le bureau est trop petit, c’est trop bruyant, trop silencieux, il fait trop chaud, trop froid, il est trop tôt ou trop tard. J’ai appris avec les années à ne pas y prêter attention et à commencer, tout simplement. J’ai branché l’ordinateur, allumé la lampe de bureau et contemplé l’écran vide et son curseur clignotant.

Un livre à écrire est un univers délicieux de possibilités infinies. Mais tapez un mot, et il devient terriblement matériel. Tapez une phrase, et il ressemble déjà à tous les bouquins qui ont été écrits. Cependant, le mieux ne doit jamais être l’ennemi du bien. En l’absence de génie, il y a toujours le savoir-faire. On peut au moins essayer d’écrire quelque chose qui retiendra l’attention du lecteur — qui l’encouragera, après avoir lu le premier paragraphe, à jeter un coup d’œil au deuxième, puis au troisième. J’ai pris le manuscrit de McAra pour me remémorer comment ne pas commencer une autobiographie à dix millions de dollars.

Chapitre Un
Les débuts

La femme mise à part, les Lang sont d’origine écossaise et ils en sont fiers. Notre nom provient de « long », terme de vieil anglais signifiant grand, et il trouve ses racines au nord de la frontière dont sont originaires mes ancêtres. C’est au seizième siècle que le premier des Lang…

Au secours ! J’ai tout rayé, puis j’ai barré d’un gros trait bleu en zigzag tous les paragraphes suivants qui traitaient de l’histoire ancestrale des Lang. Si vous voulez un arbre généalogique, allez dans une jardinerie — c’est ce que je conseille toujours à mes clients. Ça n’intéresse personne d’autre que vous. Maddox avait donné pour instructions d’attaquer le livre par les allégations de crimes de guerre, ce qui me convenait parfaitement, même s’il ne pouvait s’agir que d’une sorte de long prologue. Il faudrait bien à un moment débuter les mémoires proprement dits, et je devais pour cela trouver une note inédite et originale — quelque chose qui ferait passer Lang pour un être humain normal. Le fait qu’il n’était pas un être humain normal n’apparaissait nulle part non plus.

Un bruit de pas s’est fait entendre dans la chambre de Ruth Lang, puis la porte s’est ouverte et refermée. J’ai cru qu’elle allait venir voir qui remuait dans la chambre d’à côté, mais les pas se sont éloignés. J’ai posé le manuscrit de McAra pour me concentrer sur les transcriptions des entretiens. Je savais ce que je voulais. Ça se trouvait dans notre première séance.

Je me souviens que c’était un dimanche après-midi et qu’il pleuvait — j’étais encore au lit. On frappe à la porte…

En revoyant un peu la grammaire, le récit de la façon dont Ruth était venue pêcher la voix de Lang aux élections municipales et l’avait entraîné dans la politique ferait une introduction parfaite. Pourtant McAra, avec son absence totale d’oreille pour tout ce qui présentait un intérêt humain, n’en avait même pas parlé. J’ai posé le bout de mes doigts sur les touches de mon ordinateur, et me suis mis à taper :

Chapitre Un : Les débuts

C’est par amour que je suis entré en politique. Pas par amour pour un parti ou une idéologie en particulier, par amour pour une femme qui est venue frapper à ma porte un dimanche après-midi pluvieux…

Vous allez dire que ça fait un peu trop sentimental, mais n’oubliez pas que les histoires sentimentales se vendent à la pelle, que je n’avais que quinze jours pour revoir l’intégralité de ce manuscrit et que de toute façon, cela valait infiniment mieux que de commencer par les origines du nom de Lang. Je martelai bientôt les touches aussi vite que ma frappe à deux doigts me le permettait :

Elle était trempée par la pluie battante, mais ne semblait pas s’en apercevoir. Elle s’est lancée dans un discours passionné sur les élections locales. Jusqu’alors, j’ai honte de le dire, je ne savais même pas qu’il allait y avoir des élections locales, mais au moins ai-je eu l’esprit de faire semblant de m’y intéresser…

J’ai levé les yeux. Par la fenêtre, j’ai vu Ruth traverser les dunes d’un pas décidé, bravant le vent pour l’une de ses promenades maussades et solitaires, son garde du corps trottant derrière elle pour toute compagnie. Je l’ai regardée jusqu’à ce qu’elle disparaisse, puis je me suis remis au travail.

* * *

J’ai continué ainsi pendant deux bonnes heures, jusque vers treize heures, puis j’ai entendu des coups légers contre ma porte. Ça m’a fait sursauter.

— Monsieur ? a appelé une timide voix féminine. Monsieur ? Vous voulez déjeuner ?