La plus grande des photos de plateau montrait huit jeunes gens rassemblés sous un projecteur, bras tendus, comme s’ils venaient d’interpréter le dernier numéro d’un spectacle de cabaret. Lang se trouvait complètement à droite, vêtu de son blazer à rayures, d’un nœud papillon et d’un canotier. Il y avait deux filles en justaucorps, bas résille et talons hauts : une blonde aux cheveux courts, l’autre brune frisée, ou peut-être rousse (c’était impossible à déterminer sur la photo monochrome). Elles étaient jolies toutes les deux. À part Lang, j’ai reconnu deux des garçons : l’un était à présent un comédien de théâtre célèbre, l’autre un acteur de cinéma. Un troisième homme paraissait plus âgé que les autres : un thésard peut-être. Tous portaient des gants.
Collée au dos figurait une liste tapée des noms des comédiens et de leur collège d’université respectif : G.W. Syme (Caius), W.K. Innés (Pembroke), A. Parke (Newnham), P. Emmett (St. John’s), A.D. Martin (King’s), E.D. Vaux (Christ’s), H.C. Martineau (Girton), A.P. Lang (Jésus).
Il y avait un tampon de copyright — Cambridge Evening News — dans le coin inférieur gauche, et, griffonné à côté en diagonale, au stylo à bille bleu, un numéro de téléphone, précédé du code d’accès international britannique. Toujours infatigable dans sa course aux détails, McAra avait certainement traqué l’un des membres de la troupe, et je me suis demandé lequel ça pouvait être, et si il ou elle se rappelait encore les événements immortalisés par le photographe. Sur un coup de tête, j’ai pris mon portable et composé le numéro.
Au lieu de la sonnerie familière britannique à deux temps, j’ai entendu la note continue de la sonnerie américaine. Je l’ai laissée retentir longtemps. Et puis, au moment où j’allais renoncer, un homme a répondu, prudemment.
— Richard Rycart.
La voix, avec son léger accent colonial — « Richard Roicart » —, était indubitablement celle de l’ancien ministre des Affaires étrangères. Il semblait soupçonneux.
— Qui est à l’appareil ? a-t-il demandé.
J’ai coupé aussitôt la communication. En fait, j’étais tellement paniqué que j’ai carrément jeté le téléphone sur le lit. Il y est resté pendant une trentaine de secondes, puis il s’est mis à sonner. Je me suis précipité dessus — le numéro appelant était listé comme « non communiqué » — et je l’ai éteint. Dans les instants qui ont suivi, j’ai été trop abasourdi pour bouger.
Je me suis répété de n’en tirer aucune conclusion hâtive. Je n’étais pas certain que c’était McAra qui avait écrit le numéro ni même qu’il l’avait appelé. J’ai vérifié sur l’enveloppe le cachet d’expédition. Elle avait quitté le Royaume-Uni le 3 janvier… neuf jours avant la mort de McAra.
Il m’a soudain paru d’une importance vitale de débarrasser la chambre de toute trace de son précédent occupant. J’ai retiré précipitamment ses derniers vêtements du placard et vidé directement les tiroirs de chaussettes et de sous-vêtements dans la valise (je me souviens qu’il portait de longues chaussettes lui arrivant au genou et de grands slips kangourou : ce garçon était décidément démodé jusqu’au bout). Je n’ai pu retrouver aucun papier personnel — ni agenda, ni carnet d’adresses, ni lettre, ni même de livre — et j’ai supposé qu’ils avaient dû être emportés par la police tout de suite après sa mort. Dans la salle de bains, j’ai récupéré son rasoir jetable en plastique bleu, sa brosse à dents, son peigne et le reste, et alors ça a été terminé : toutes les affaires tangibles de Michael McAra, ancien assistant du très honorable Adam Lang, étaient entassées dans une valise prête pour la décharge. Je l’ai tirée dans le couloir jusqu’au solarium. Pour ce que j’en avais à faire, elle pouvait bien rester là jusqu’à cet été, du moment qu’elle ne croisait plus jamais mon chemin. Il m’a fallu un moment pour reprendre mon souffle.
Pourtant, tandis que je regagnais sa — ma — notre chambre, je sentais sa présence qui trottinait maladroitement sur mes talons.
— Va te faire foutre, McAra, ai-je marmonné pour moi-même. Va te faire foutre et fiche-moi la paix pour que je puisse finir ce bouquin et me tirer d’ici.
J’ai fourré les photos et les photocopies dans la grande enveloppe et j’ai cherché un endroit où la dissimuler, puis je me suis interrompu et me suis demandé pourquoi je voulais la cacher. Ce n’était pas vraiment top secret. Cela n’avait rien à voir avec des crimes de guerre. Ce n’était qu’un jeune homme, un comédien, plus de trente ans plus tôt, sur une rive baignée de soleil, qui buvait du champagne avec des amis. Il pouvait y avoir des tas de raisons pour expliquer le numéro de Rycart au dos de la photo. Et cependant, pour une raison indéterminée, il paraissait impératif de cacher l’enveloppe. En l’absence d’une meilleure idée, j’ai honte d’avouer que je me suis rabattu sur le bon vieux cliché de la glisser sous le matelas.
— Déjeuner, monsieur, a appelé Dep dans le couloir.
J’ai fait volte-face. Je ne savais pas trop si elle avait pu me voir, mais je n’étais pas très sûr que ça avait de l’importance : par rapport à tout ce dont elle avait dû être témoin dans cette maison depuis plusieurs semaines, mon comportement devait passer pour de la petite bière.
Je l’ai suivie dans la cuisine. J’ai demandé :
— Mme Lang est-elle ici ?
— Non, monsieur. Elle aller Vineyard Haven. Faire les courses.
Elle m’avait préparé un club sandwich. Je me suis perché sur un tabouret haut devant le comptoir du petit déjeuner et me suis forcé à manger pendant qu’elle enveloppait des choses dans du papier d’aluminium pour les ranger dans l’un des six frigos de Rhinehart. J’ai réfléchi à ce que j’allais faire. En temps normal, je me serais forcé à retourner à mon bureau et j’aurais continué à écrire tout l’après-midi. Mais, pour la toute première fois de ma carrière de nègre, j’étais bloqué. J’avais gaspillé la moitié de la matinée à composer un souvenir intime et charmant d’un événement qui ne s’était jamais produit — qui n’avait pas pu se produire, parce que Ruth Lang n’était venue commencer sa carrière à Londres qu’en 1976, alors que son futur mari était déjà membre du parti depuis un an.
L’idée même d’attaquer la partie de Cambridge, que j’avais considérée à une époque comme du texte en barre, me laissait à présent face à un mur blanc. Qui était-il, ce futur acteur allergique à la politique, coureur de jupons complètement insouciant ? Qu’est-ce qui l’avait soudain transformé en militant du parti écumant les cités, si ça n’avait pas été sa rencontre avec Ruth ? Je n’y comprenais rien. Il m’est alors apparu que j’avais un problème fondamental avec notre ancien Premier ministre. Ce n’était pas un personnage vraisemblable d’un point de vue psychologique. En chair et en os ou à l’écran, il semblait avoir une forte personnalité. Mais dès qu’on prenait le temps de réfléchir un peu, il s’évanouissait. Cela me rendait la tâche pratiquement impossible : contrairement à tous les dingos du show-business et du sport avec qui j’avais pu travailler auparavant, dès qu’il s’agissait de Lang, je n’arrivais pas à le recréer.
J’ai sorti mon portable et envisagé de rappeler Rycart. Mais plus je réfléchissais au tour que pouvait prendre la conversation, plus j’hésitais à l’engager. Qu’étais-je censé dire ? « Oh, bonjour, vous ne me connaissez pas, mais je remplace Mike McAra au poste de nègre d’Adam Lang. Je crois qu’il vous a appelé un jour ou deux avant d’être retrouvé mort, échoué sur une plage. » J’ai remis le téléphone dans ma poche et, soudain, il m’a été impossible de me débarrasser de l’image du gros corps de McAra ballotté par le ressac. Avait-il heurté des rochers ou avait-il dérivé directement sur le sable fin ? Comment s’appelait l’endroit où on l’avait retrouvé ? Rick l’avait mentionné lors de ce déjeuner à son club de Londres. Lambert quelque chose.