Au sortir de West Tisbury, je me suis arrêté près de Scotchman Lane pour vérifier la direction. Le ciel était de plus en plus menaçant et le vent forcissait. J’ai failli perdre la carte. J’étais presque sur le point de faire demi-tour. Mais j’avais déjà parcouru tant de chemin qu’il aurait été stupide d’abandonner maintenant, aussi me suis-je rassis sur la selle dure et étroite pour continuer de pédaler. Environ trois kilomètres plus loin, la route se scindait en deux, et j’ai quitté la nationale pour prendre à gauche, en direction de la mer. Le sentier qui descendait vers la crique ressemblait à celui qui menait à la propriété de Rhinehart — des chênes de Bannister, des étangs, des dunes —, la seule différence étant qu’il y avait ici davantage d’habitations. Il s’agissait surtout de maisons de vacances, fermées pour l’hiver, cependant deux cheminées laissaient échapper un panache de fumée brune, et j’ai entendu une radio déverser de la musique classique. C’est là qu’il s’est mis à pleuvoir — de petites gouttes dures et froides, presque de la grêle, sur mes mains et mon visage, avec une odeur de mer. Elles ont commencé par marteler sporadiquement l’étang et à crépiter sur les arbres autour de moi, pour, l’instant d’après, s’abattre comme un torrent, donnant l’impression qu’un grand barrage aérien venait de céder. Je me suis soudain rappelé pourquoi je détestais la bicyclette : les vélos n’ont pas de toit, et pas de chauffage non plus.
Les chênes malingres et dépourvus de feuilles n’offraient aucun espoir d’abri, et il était impossible de continuer à rouler — je ne voyais même pas où j’allais —, aussi ai-je posé pied à terre et poussé ma monture jusqu’à une clôture basse. J’ai voulu appuyer le vélo contre les piquets, mais l’engin s’est renversé dans un grand fracas, sa roue arrière tournant dans le vide. Je n’ai même pas pris la peine de le relever et j’ai remonté au pas de course l’allée de mâchefer, passant devant un mât orné d’un drapeau, jusqu’à la véranda de la maison. Une fois à l’abri de la pluie, je me suis penché en avant et j’ai secoué vigoureusement la tête pour chasser l’eau de mes cheveux. Un chien a aussitôt commencé à aboyer et à gratter la porte derrière moi. J’avais supposé que la maison était vide — elle en avait bien l’air — mais une face lunaire et blanchâtre a surgi à la fenêtre poussiéreuse, derrière la moustiquaire, — et, un instant plus tard, la porte s’ouvrait et le chien se précipitait sur moi.
Je déteste les chiens presque autant qu’ils me détestent. J’ai cependant fait de mon mieux pour avoir l’air charmé par l’horrible boule de poils blanche et jappeuse, ne fût-ce que pour rassurer son propriétaire, un vieillard qui devait approcher les quatre-vingt-dix ans à en juger par les taches brunes, la courbure du dos et le crâne encore beau qui apparaissait sous la peau parcheminée. Il portait un veston bien coupé sur un cardigan boutonné et une écharpe écossaise autour du cou. J’ai bredouillé une excuse pour l’avoir dérangé, mais il m’a bientôt interrompu.
— Vous êtes anglais ? a-t-il demandé en me dévisageant.
— Oui.
— C’est parfait. Vous pouvez vous abriter. L’abri est gratuit.
Je n’en connaissais pas assez sur l’Amérique pour déterminer à son accent d’où il venait, ou ce qu’il avait pu faire dans la vie. Mais je le voyais assez bien retraité d’une profession libérale, et plutôt nanti — difficile de faire autrement, dans un endroit où la moindre cabane avec les W-C’à l’extérieur pouvait vous coûter un demi-million de dollars.
— Anglais, hein ? a-t-il répété en m’examinant à travers ses lunettes non cerclées. Vous avez quelque chose à voir avec ce Lang, là ?
— D’une certaine façon, ai-je répondu.
— Il n’a pas l’air bête. Pourquoi aurait-il voulu se laisser impliquer avec ce fieffé crétin de la Maison-Blanche ?
— C’est ce que tout le monde aimerait bien savoir.
— Des crimes de guerre ! s’est-il exclamé avec un roulement de la tête, me laissant entrevoir deux appareils auditifs couleur chair, un dans chaque oreille. On pourrait tous nous accuser de la même chose ! Et peut-être qu’on devrait, je ne sais pas. Je suppose qu’il faudra que je m’en remette à un jugement supérieur, a-t-il ajouté avec un petit rire triste. Je le saurai bien assez tôt.
Je n’avais aucune idée de ce dont il parlait. J’étais juste content d’être au sec. Nous nous sommes appuyés sur la rambarde usée par les intempéries pour regarder la pluie tomber pendant que le chien trottait le long de la véranda en faisant racler ses griffes. Par une trouée dans les arbres, je pouvais apercevoir la mer — immense et grise, avec la crête blanche des déferlantes qui la parcouraient implacablement, comme une interférence sur un vieil écran de télé en noir et blanc.
— Alors, qu’est-ce qui vous amène dans cette partie de Vineyard ? a demandé le vieux monsieur.
Je n’ai pas vu de raison de mentir. J’ai répondu :
— Quelqu’un que je connaissais a échoué sur cette plage. J’ai voulu venir jeter un coup d’œil. Pour lui rendre un dernier hommage, ai-je ajouté, au cas où il m’aurait pris pour un déterreur de cadavres.
— Ah, ça c’est un truc bizarre, a-t-il dit. Vous voulez parler de cet Anglais, il y a quelques semaines ? Impossible que le courant l’ait ramené par ici, en tout cas pas à cette époque de l’année.
— Pardon ?
Je me suis tourné vers lui. Malgré son grand âge, il subsistait encore quelque chose de juvénile, tant dans ses traits acérés que dans ses manières vives. Ses maigres cheveux blancs étaient peignés en arrière à partir du front. Il avait l’air d’un boy-scout vénérable.
— Je connais cette mer depuis toujours. Bon Dieu, un type a même essayé de me pousser de ce fichu ferry alors que j’étais encore à la Banque mondiale, et je peux vous dire une chose : s’il avait réussi, ce n’est sûrement pas à Lambert’s Cove que mon corps aurait échoué !
J’avais conscience d’un martèlement dans mes oreilles, mais je n’aurais su déterminer si c’était mon sang qui battait ou la pluie qui heurtait les bardeaux.
— Vous en avez parlé à la police ?
— La police ? Jeune homme, à mon âge, j’ai mieux à faire de mon temps que de le gaspiller avec la police ! Quoi qu’il en soit, j’en ai parlé à Annabeth. C’est elle qui traitait avec la police. Annabeth Wurmbrand, a-t-il précisé en voyant mon expression ahurie. Tout le monde connaît Annabeth… la veuve de Mars Wurmbrand. Elle a la dernière maison avant l’océan.
Comme je ne réagissais toujours pas, il s’est un peu énervé.
— C’est elle qui a parlé des lumières à la police.
— Des lumières ?
— Les lumières sur la plage, la nuit où le corps a échoué sur la grève. Rien ne se passe par ici sans qu’Annabeth le voie. Kay disait toujours qu’elle était contente de quitter Mohu en automne parce qu’elle pouvait compter sur Annabeth pour avoir l’œil partout pendant tout l’hiver.
— Qu’est-ce que c’était, comme genre de lumières ?
— Des torches électriques, je suppose.
— Pourquoi personne n’en a parlé dans les médias ?