— Dans les médias ? a-t-il répété avec un autre de ses petits rires rocailleux. Annabeth n’a jamais parlé à un journaliste de sa vie ! Sauf peut-être à un rédacteur de Votre intérieur. Il lui a fallu dix ans, rien que pour faire confiance à Kay.
Alors il s’est lancé dans la description de la grande baraque de Kay sur Lambert’s Cove Road, qui plaisait tant à Bill et Hillary et dont il ne restait plus à présent que les cheminées, mais j’avais déjà cessé d’écouter. Il me semblait que la pluie s’était un peu calmée et j’avais hâte de m’en aller. Je l’ai interrompu :
— Seriez-vous assez aimable pour m’indiquer la maison de Mme Wurmbrand ?
— Bien sûr, a-t-il répondu, mais ça ne vous servirait pas à grand-chose d’y aller.
— Pourquoi ?
— Elle est tombée dans l’escalier il y a quinze jours et elle est toujours dans le coma. Pauvre Annabeth. Ted dit qu’elle ne reprendra jamais conscience. Alors ça en fait une autre de partie. Eh ! a-t-il crié, mais j’avais déjà dévalé les marches de la véranda.
— Merci pour l’abri, ai-je lancé par-dessus mon épaule, et pour la conversation. Il faut que j’y aille.
Il avait l’air tellement perdu, seul sous son toit dégoulinant, la bannière étoilée pendant comme une serpillière contre son mât luisant, que j’ai failli faire demi-tour.
— Eh bien, dites à votre M. Lang de ne pas se laisser abattre ! m’a-t-il lancé en m’adressant un salut militaire trembloté qu’il a achevé en un simple signe de la main. Et faites bien attention.
J’ai redressé ma bicyclette et repris mon chemin. Je ne remarquais même plus la pluie. Quatre cents mètres plus bas, dans une clairière proche des dunes et du lac, il y avait une grande maison assez basse entourée d’un grillage et de pancartes discrètes annonçant qu’il s’agissait d’une propriété privée. Aucune lumière ne brillait malgré l’obscurité due à la tempête. J’en ai déduit que ce devait être la maison de la veuve comateuse. Était-ce possible ? Avait-elle aperçu des lumières ? Depuis les fenêtres du premier étage, on avait certainement une excellente vue sur la plage. J’ai appuyé le vélo contre un buisson et gravi le petit sentier à travers une maigre végétation jaunie et quelques fougères vertes aux frondes dentelées. En atteignant le sommet de la dune, j’ai eu l’impression que le vent me repoussait, comme si c’était là aussi une propriété privée et que je n’avais pas le droit d’entrer.
Depuis la véranda du vieil homme, j’avais déjà eu un aperçu du paysage qui s’étendait au-delà des dunes, et j’avais entendu en pédalant le fracas des vagues s’amplifier peu à peu. Pourtant, je n’étais pas préparé à la vision qui s’est soudain offerte à moi au terme de mon ascension : cet hémisphère gris homogène de nuages affolés et d’océan démonté, les rouleaux se précipitant pour se fracasser contre la grève en une détonation furieuse continue. La plage de sable formait une anse qui partait à droite sur près de deux kilomètres et s’achevait par la pointe de Makonikey Head, promontoire brumeux dressé au milieu des embruns. J’ai chassé la pluie de mes yeux pour m’éclaircir la vue, et j’ai pensé à McAra, seul sur ce rivage immense — face contre terre, saturé d’eau de mer, ses vêtements d’hiver bon marché raides de sel et de givre. Je l’imaginais surgissant de l’aube morne, porté par la marée depuis Vineyard Sound, raclant le sable avec ses grands pieds puis aspiré de nouveau par les flots avant de revenir, gravissant un peu plus la plage jusqu’à ce qu’il y reste enfin. Ensuite, je me le suis représenté largué par-dessus le bord d’un canot pneumatique et traîné vers la rive par des hommes munis de torches, qui étaient revenus quelques jours plus tard pour pousser une vieille dame loquace qui avait tout vu du haut de son escalier d’architecte.
Quelques centaines de mètres plus loin, sur la plage, deux silhouettes ont émergé des dunes et se sont mises à marcher vers moi, sombres, fragiles et minuscules au milieu de la nature déchaînée. J’ai regardé de l’autre côté. Le vent soulevait des gerbes d’embruns de la surface des vagues et les projetait vers le sable comme les contours noyés d’une force d’invasion qui se dissolvait immanquablement à mi-chemin des dunes.
Titubant légèrement dans les rafales de vent, je me suis dit qu’il fallait absolument que je parle de tout ça à un journaliste : un reporter tenace du Washington Post, un noble héritier de la tradition des Woodward et Bernstein. Je voyais déjà les gros titres. Je pouvais m’imaginer l’article.
WASHINGTON (AP) — D’après des sources bien placées au sein des Services secrets, la mort de Michael McAra, assistant de l’ex-Premier ministre britannique Adam Lang, était une opération secrète qui aurait mal tourné.
Était-ce si improbable ? Je me suis retourné vers les silhouettes sur la plage. Il semblait qu’elles avaient accéléré le pas et se dirigeaient vers moi. Le vent me cinglait le visage de gouttes de pluie que j’étais obligé d’essuyer. J’ai pensé qu’il était temps de rentrer. Lorsque j’ai regardé de nouveau dans la direction des silhouettes, elles s’étaient encore rapprochées et avançaient dans le sable d’un pas décidé. L’une d’elles était petite, l’autre grande. La grande était celle d’un homme, la petite celle d’une femme.
La petite était Ruth Lang.
Je n’en revenais pas de la voir ici. J’ai attendu d’être certain que c’était elle, puis je suis descendu vers la plage pour aller à sa rencontre. Le bruit du vent et de la mer a couvert nos premiers échanges. Il a fallu qu’elle prenne mon bras pour que je me baisse et qu’elle puisse me crier dans l’oreille :
— J’ai dit, a-t-elle répété, et son souffle a paru incroyablement chaud contre ma peau gelée, que Dep m’a indiqué que vous seriez ici !
Le vent a écarté la capuche de nylon bleu de sa figure, et elle a tenté de la chercher à tâtons sur sa nuque, mais sans y parvenir. Elle a crié quelque chose au moment où une vague se fracassait sur la grève, derrière elle. Elle a eu un sourire impuissant, a attendu que le bruit se dissipe puis a mis ses mains en porte-voix pour lancer :
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Oh, je prenais l’air.
— Non, sérieusement.
— Je voulais voir où on avait retrouvé Mike McAra.
— Pourquoi ?
— Par curiosité ai-je répliqué avec un mouvement d’épaules.
— Vous ne le connaissiez même pas.
— Je commence à avoir l’impression du contraire.
— Où est votre vélo ?
— Juste derrière les dunes.
Nous sommes venus vous chercher avant le début de la tempête.
Elle a fait signe au policier, qui se tenait à environ cinq mètres de distance et nous regardait — trempé, agacé, maussade.
— Barry, lui a-t-elle crié, allez chercher la voiture et retrouvez-nous sur la route, voulez-vous ? Nous prenons le vélo et nous vous rejoignons.
Elle lui parlait comme à un domestique.
— Je crains que ce ne soit impossible, madame Lang, a-t-il rétorqué en hurlant lui aussi. La consigne est de rester toujours avec vous.
— Oh, pour l’amour du ciel, a-t-elle lâché sur un ton méprisant. Vous pensez sérieusement qu’il y a une cellule terroriste à Uncle Seth’s Pond ? Allez chercher la voiture avant d’attraper une pneumonie.
J’ai regardé sur le visage carré et malheureux du policier le sens du devoir lutter contre son désir d’être au sec.
— C’est bon, a-t-il fini par concéder. Je vous retrouve dans dix minutes. Mais je vous en prie, ne vous écartez pas du chemin et ne parlez à personne.