« Il peut y avoir des occasions où le sujet confie à son nègre quelque chose qui contredit ce qu’il a dit précédemment, ou bien quelque chose que le nègre sait déjà sur lui. Si cela arrive, il est important d’en parler tout de suite. »
La première chose que j’ai faite en rentrant a été de faire couler un bain chaud dans lequel j’ai versé la moitié d’un flacon d’huile de bain aux extraits de plantes (pin, cardamome et gingembre) trouvé dans le placard de la salle d’eau. Pendant que la baignoire se remplissait, j’ai tiré les rideaux de la chambre et retiré mes vêtements mouillés. Naturellement, une maison aussi moderne que celle de Rhinehart n’avait rien d’aussi trivialement utile qu’un radiateur, aussi les ai-je laissés là où ils étaient tombés avant d’aller dans la salle de bains me plonger dans la grande baignoire.
De la même façon que cela vaut parfois la peine d’avoir très faim pour simplement savourer le goût de la nourriture, le plaisir d’un bain chaud ne s’apprécie pleinement qu’après avoir été pendant des heures gelé jusqu’aux os sous la pluie. J’ai poussé un grognement de contentement et me suis laissé glisser au fond de la baignoire, mes narines affleurant seules à la surface de l’eau aromatique. Pareil à un alligator marinant dans son lagon fumant, je suis resté ainsi plusieurs minutes.
Je suppose que c’est la raison pour laquelle je n’ai pas entendu qu’on frappait à la porte et n’ai pris conscience d’une présence dans la chambre que quand j’ai sorti la tête de l’eau et perçu des mouvements à côté.
— Il y a quelqu’un ? ai-je appelé.
— Pardon, a répondu la voix de Ruth. J’ai frappé. C’est moi. Je vous apportais juste des vêtements secs.
— Ça ira, ai-je assuré. Je peux me débrouiller.
— Vous avez besoin d’habits convenablement aérés, sinon vous allez attraper la crève. Je vais demander à Dep de nettoyer les vôtres.
— Vraiment, il ne fallait pas.
— Le dîner sera servi dans une heure. Ça vous va ?
— C’est parfait, ai-je capitulé. Merci.
J’ai écouté le déclic de la porte lorsqu’elle est partie. Je suis aussitôt sorti du bain et j’ai attrapé une serviette. Sur le lit, elle avait posé une chemise qui sortait de la blanchisserie et appartenait à son mari — taillée sur mesure, avec son monogramme, APBL, brodé sur la poche — un pullover et un jean. Là où j’avais laissé mes propres vêtements ne subsistait plus qu’une trace humide sur le sol. J’ai soulevé le matelas — l’enveloppe s’y trouvait toujours — et je l’ai laissé retomber.
Ruth Lang avait décidément quelque chose de déconcertant. On ne savait jamais où on en était, avec elle. Il lui arrivait de se montrer agressive sans raison — je n’avais pas oublié son comportement lors de notre première conversation, lorsqu’elle m’avait virtuellement accusé de vouloir écrire un livre de révélations croustillantes sur Lang et elle — puis, à d’autres moments, d’une familiarité extravagante, vous prenant la main ou vous indiquant comment vous habiller.
C’était comme s’il lui manquait un minuscule mécanisme à l’intérieur du cerveau : celui qui indique comment se comporter normalement avec ses semblables.
J’ai resserré la serviette autour de ma taille, fait un nœud et me suis assis devant le bureau. J’avais été frappé par le fait qu’elle était curieusement absente de l’autobiographie de son mari. C’était l’une des raisons pour lesquelles j’avais voulu commencer la première partie du livre par l’histoire de leur rencontre jusqu’à ce que je découvre que Lang m’avait mené en bateau. Elle apparaissait, bien entendu, sur la dédicace :
Pour Ruth,
pour mes enfants,
et le peuple britannique
— mais il fallait ensuite attendre cinquante pages pour qu’elle apparaisse en personne. J’ai feuilleté le manuscrit afin de trouver le passage.
C’est à l’époque des élections municipales de Londres que je fis la connaissance de Ruth Capel, l’un des membres les plus énergiques de l’association locale. Je voudrais pouvoir dire que c’est son engagement politique qui m’attira au départ, mais le fait est que je la trouvai incroyablement séduisante — petite, fervente, avec des cheveux noirs coupés court et un regard sombre et perçant. Elle était du nord de Londres, fille unique d’un couple de professeurs d’université et passionnée de politique pratiquement depuis qu’elle savait parler — contrairement à moi ! Elle était aussi, ainsi que mes amis ne se lassaient jamais de me le faire remarquer, beaucoup plus intelligente que moi. Elle avait obtenu une licence avec mention très bien en politique, philosophie et économie à Oxford, puis avait décroché une bourse Fulbright pour faire sa thèse sur le gouvernement postcolonial. Et, comme si ce n’était pas suffisant pour m’intimider, elle avait également été reçue dans les tout premiers à l’examen d’entrée au Foreign Office, même si elle abandonna par la suite ce poste pour travailler au sein de l’équipe des Affaires étrangères du parti au Parlement.
Quoi qu’il en soit, la devise de la famille Lang a toujours été : « Qui ne tente rien n’a rien », et je réussis à obtenir que nous effectuions du démarchage électoral ensemble. Il me fut alors assez facile, après toute une soirée passée à faire du porte-à-porte et à distribuer des tracts, de suggérer d’aller prendre un verre au pub du coin. Au début, d’autres membres de l’équipe de campagne se joignaient à nous, mais ils se rendirent bientôt compte que Ruth et moi voulions rester seuls tous les deux. Un an après les élections, nous emménageâmes ensemble, et quand Ruth tomba enceinte de notre premier enfant, je lui demandai de m’épouser. Notre mariage eut lieu à la mairie de Marylebone en juin 1979, avec Andy Martin, l’un de mes vieux amis du Footlights, dans le rôle du garçon d’honneur. Pour notre lune de miel, nous empruntâmes le cottage des parents de Ruth près de Hay-on-Wye. Après deux semaines merveilleuses, nous rentrâmes à Londres, prêts pour le combat politique fort différent qui suivit l’élection de Margaret Thatcher.
C’était la seule référence quelque peu substantielle à Ruth.
J’ai parcouru lentement les chapitres suivants, soulignant les endroits où elle apparaissait. Son « expérience de toute une vie au parti » avait été inestimable pour aider Lang à obtenir son siège parlementaire. « Ruth vit bien avant moi la possibilité que je devienne dirigeant du parti. » Ainsi commençait un chapitre trois très prometteur, mais il n’était fait mention ni de comment ni de pourquoi elle était arrivée à cette conclusion. Elle surgissait de temps à autre pour « donner des conseils particulièrement sages » lorsqu’il fallait se débarrasser d’un collaborateur. Elle partageait ses suites dans les hôtels lors des conférences du parti. Elle avait resserré sa cravate le soir où il était devenu Premier ministre. Elle faisait les boutiques avec les épouses des autres grands dirigeants de ce monde lors des voyages officiels. Elle avait même donné naissance à ses enfants (« Mes enfants m’ont obligé à avoir toujours les pieds sur terre »). Cependant, la présence de Ruth demeurait assez fantomatique dans les mémoires, ce qui me déconcertait dans la mesure où elle me paraissait être tout sauf fantomatique dans la vie de son époux. Peut-être était-ce pour cela qu’elle avait tenu à m’engager : elle avait deviné que je voudrais lui donner davantage de consistance dans le livre.
J’ai regardé ma montre et me suis aperçu que j’avais passé une bonne heure à feuilleter le manuscrit : il était temps d’aller dîner. J’ai examiné les vêtements qu’elle avait disposés sur le lit. Je suis ce que les Anglais appellent « quelqu’un de délicat » et les Américains, « un chieur » : je ne mange pas de la nourriture provenant de l’assiette de quelqu’un d’autre, je ne bois pas dans le même verre et je ne porte pas de vêtements qui ne sont pas les miens. Mais ceux-ci étaient plus chauds et plus propres que tout ce que j’avais, et Ruth Lang avait pris la peine de me les apporter, alors je les ai enfilés — roulant les manches de la chemise parce que je n’avais pas de boutons de manchettes — et je suis monté.