Il y avait un feu de bûches dans la cheminée en pierre, et quelqu’un, Dep sans doute, avait allumé des bougies dans toute la pièce. Les projecteurs brûlaient également dans le parc, illuminant la silhouette blanche et spectrale des arbres et la végétation jaunâtre qui ployait sous le vent. Au moment où je pénétrais dans la pièce, une rafale de pluie s’est abattue sur l’immense baie vitrée. On se serait cru dans le salon d’un grand hôtel de luxe à la morte-saison, avec juste deux clients.
Ruth était installée sur le même canapé, dans la même position qu’elle avait adoptée le matin même, les jambes ramenées sous elle, et elle lisait la New York Review of Books. Disposés en éventail sur la table basse, il y avait tout un ensemble de magazines, et, à côté — présage, je l’espérais, de ce qui allait suivre —, un verre à pied contenant ce qui semblait être du vin blanc. Elle a levé un regard approbateur.
— Ça vous va comme un gant, a-t-elle commenté. Et maintenant, il vous faut un verre.
Elle a penché la tête par-dessus le dossier du canapé — je distinguais les muscles qui saillaient, pareils à des cordes, sur sa nuque — et a lancé de sa voix masculine en direction de l’escalier :
— Dep !
Puis, se tournant vers moi :
— Qu’est-ce que vous prendrez ?
— Qu’est-ce que vous buvez ?
— Du vin blanc biodynamique, des vignes de Rhinehart dans Napa Valley.
— Il ne posséderait pas de distillerie, par hasard ?
— C’est délicieux. Il faut que vous l’essayiez. Dep, dit-elle à l’intendante, qui venait d’apparaître en haut des marches, vous voudriez bien apporter la bouteille et un autre verre ?
Je me suis assis en face d’elle. Elle portait une longue robe en lainage rouge, et son visage, d’ordinaire récuré, affichait une pointe de maquillage. Il y avait quelque chose de touchant dans sa détermination à faire bonne figure alors même que les bombes tombaient pour ainsi dire tout autour d’elle. Il ne nous manquait plus qu’un vieux gramophone à manivelle pour jouer le courageux couple anglais dans une pièce de Noël Coward, ne perdant jamais son flegme alors que le monde s’écroulait autour de lui. Dep m’a servi du vin et laissé la bouteille.
— Nous mangerons dans vingt minutes, a indiqué Ruth, parce que d’abord, a-t-elle ajouté en s’emparant de la télécommande pour la braquer férocement vers l’écran, nous devons regarder les informations. À la vôtre, a-t-elle dit en levant son verre.
— À la vôtre, ai-je rétorqué en l’imitant.
J’ai vidé mon verre en trente secondes. Du vin blanc. Quel intérêt ? J’ai pris la bouteille pour examiner l’étiquette. Apparemment, on cultivait le raisin selon des méthodes en harmonie avec le cycle lunaire, en fertilisant le sol avec de la bouse enfouie dans une corne de vache et des têtes d’achillée mises à fermenter dans une vessie de cerf. C’était exactement le genre d’activités suspectes à cause desquelles on brûlait autrefois, et à juste titre, ceux qui les pratiquaient pour sorcellerie.
— Vous aimez ? m’a demandé Ruth.
— Subtil et fruité, ai-je répondu. Avec une pointe de vessie.
— Resservez-nous, alors. Voilà Adam. Seigneur, ça fait l’ouverture du journal. Je crois que, pour une fois, je vais devoir m’enivrer.
Le titre, derrière le présentateur, était : LANG : CRIMES DE GUERRE. Ils ne prenaient même plus la peine de mettre un point d’interrogation, ce n’était pas bon signe. Les scènes familières de la matinée ont défilé : la conférence de presse à La Haye, Lang quittant la propriété de Vineyard, la déclaration aux journalistes sur la route de West Tisbury. Puis il y a eu des images de Lang à Washington, saluant d’abord des membres du Congrès dans un halo chaleureux de flashes et d’admiration mutuelle, puis, plus retenu, Lang avec le secrétaire d’État. Amelia Bly apparaissait clairement en arrière-plan, à la place de l’épouse officielle. Je n’ai pas osé regarder Ruth.
« Adam Lang, disait le secrétaire d’État, s’est tenu à nos côtés pendant la guerre contre le terrorisme, et je suis fier de me tenir à ses côtés aujourd’hui, et de lui tendre, de la part du peuple américain, la main de l’amitié. Adam, je suis content de vous voir. »
— Ne souris pas bêtement, a soufflé Ruth.
« Merci », a dit Adam avec un sourire éclatant, en serrant la main offerte.
Il tournait vers la caméra un visage rayonnant. On aurait dit un bon élève allant chercher son prix à la cérémonie de fin d’année.
« Merci beaucoup. Je suis très content de vous voir. »
— Oh, mais quelle connerie ! s’est exclamée Ruth.
Elle a pointé la télécommande et s’apprêtait à éteindre quand Richard Rycart est apparu, traversant le hall des Nations unies, entouré par la troupe de bureaucrates habituelle. À la dernière minute, il a soudain paru dévier de son chemin pour se diriger vers les caméras. Un peu plus âgé que Lang, il devait atteindre la soixantaine. Il était né en Australie, ou en Rhodésie, enfin dans un pays du Commonwealth, et n’était venu en Angleterre qu’à l’adolescence. Une cascade de cheveux gris fer retombait de façon spectaculaire par-dessus son col, et il savait parfaitement — à en juger par sa manière de se placer devant l’objectif — quel était son meilleur profil : le gauche. Son visage buriné et son nez busqué formant proue m’ont fait penser à un chef sioux.
« C’est avec stupeur et beaucoup de tristesse que j’ai regardé l’annonce de La Haye aujourd’hui », a-t-il dit.
Je me suis avancé sur mon siège. C’était bien la voix que j’avais entendue au téléphone plus tôt dans la journée. Ce vestige d’accent chantant ne laissait pas place au doute.
« Adam Lang était et est encore un vieil ami… »
— Espèce de sale hypocrite, a craché Ruth.
« … et je regrette qu’il ait choisi de ramener tout cela à un niveau personnel. Il ne s’agit pas ici de personnes. Il s’agit de la justice. Il s’agit de savoir s’il doit y avoir une loi pour les nations occidentales blanches et riches, et une autre pour le reste du monde. Il s’agit de s’assurer que tous les dirigeants politiques et militaires sachent, quand ils prennent une décision, qu’ils seront responsables au regard du droit international. Je vous remercie.
— Monsieur, si l’on vous demande de témoigner, a crié un journaliste, le ferez-vous ?
— Oui, certainement. »
— Un peu que tu vas le faire, pauvre minable, a dit Ruth.
Le journal a enchaîné sur un attentat suicide au Moyen-Orient, et Ruth a éteint la télévision. Aussitôt, son téléphone portable s’est mis à sonner. Elle a regardé.
— C’est Adam, qui appelle pour savoir ce que j’en ai pensé, a-t-elle indiqué en éteignant le portable aussi. Laissons-le mariner un peu.
Il vous demande toujours votre avis ?
— Toujours. Et il le suivait toujours. Jusqu’à récemment.
Je nous ai resservi de vin. Je le sentais commencer très lentement à faire effet.