— Vous aviez raison, ai-je dit. Il n’aurait pas dû aller à Washington. Ça faisait vraiment mauvais effet.
— Et nous n’aurions jamais dû venir ici, a-t-elle répliqué en englobant la pièce d’un mouvement de son verre. Enfin, de quoi ça a l’air ? Et tout cela au nom de la fondation Adam-Lang. Mais qu’est-ce que c’est, au juste ? Une simple activité de substitution haut de gamme pour quelqu’un qui vient de perdre son emploi. Voulez-vous que je vous dise la première règle en politique ? a-t-elle demandé en se penchant en avant pour prendre son verre.
— Je vous en prie.
— Ne jamais perdre contact avec sa base.
— J’essayerai de m’en souvenir.
— Taisez-vous, je suis sérieuse. Vous pouvez allez au-delà, bien entendu — il est même impératif d’aller au-delà si vous voulez gagner. Mais il ne faut jamais perdre complètement contact avec cette base. Parce que si cela vous arrive, vous êtes fini. Imaginez que les images de ce soir aient été prises à son arrivée à Londres — qu’il soit rentré pour combattre ces fantoches et leurs allégations absurdes. Ça aurait eu l’air magnifique ! Au lieu de quoi… Seigneur !
Elle a secoué la tête et poussé un soupir chargé de colère et d’énervement avant d’ajouter :
— Venez, allons manger.
Elle s’est relevée du canapé, renversant au passage une goutte de vin. Le liquide a aspergé le devant de sa robe en lainage rouge sans qu’elle paraisse le remarquer, et j’ai eu soudain l’horrible pressentiment qu’elle allait s’enivrer. (Je partage le préjugé commun à tous les gros buveurs mâles selon lequel il n’y a rien de plus irritant qu’un homme soûl sauf, peut-être, une femme soûle : je ne sais pas comment elles font, mais elles arrivent toujours à décevoir tout le monde.) Cependant, quand j’ai proposé de la resservir, elle a couvert son verre avec sa main.
— J’en ai pris assez.
La grande table près de la fenêtre avait été dressée pour deux, et la vue de la nature déchaînée mais silencieuse de l’autre côté de la vitre épaisse renforçait encore l’impression d’intimité créée par les bougies, les fleurs, la flambée crépitante. Dep a apporté deux bols de soupe claire, et, pendant un moment, nous avons fait tinter nos cuillers contre la porcelaine de Rhinehart sans parler.
— Comment ça avance ? a-t-elle enfin demandé.
— Le livre ? Pour être honnête, ça n’avance pas.
— Pourquoi — à part pour les raisons que l’on sait ?
J’ai hésité.
— Je peux vous parler franchement ?
— Bien sûr.
— J’ai du mal à le comprendre.
— Oh ?
Elle buvait à présent de l’eau plate glacée. Par-dessus le bord de son verre, ses yeux sombres m’ont jeté un de ses regards dignes d’un fusil à deux coups.
— Comment ça ?
— Je n’arrive pas à comprendre comment ce beau gosse de dix-huit ans qui fait ses études à Cambridge sans s’intéresser le moins du monde à la politique et qui passe son temps à jouer la comédie, à boire et à draguer se retrouve soudain…
— Marié avec moi ?
— Non, non, ce n’est pas ça. Pas ça du tout. (En réalité, j’aurais voulu dire : Oui, oui, tout à fait, bien sûr.) Non, je ne comprends pas pourquoi, à l’âge de vingt-deux, vingt-trois ans, il devient tout à coup membre d’un parti politique. Ça sort d’où ?
— Le lui avez-vous demandé ?
— Il m’a dit qu’il s’était engagé à cause de vous. Que vous étiez venue démarcher chez lui, qu’il s’était senti attiré par vous et qu’il vous avait suivie dans la politique par amour, essentiellement. Pour vous voir davantage. Bon, là, je le suis parfaitement. Mais il faudrait que ce soit vrai.
— Et ça ne l’est pas ?
— Vous savez bien que ça ne l’est pas. Il était membre du parti au moins un an avant de vous rencontrer.
— Vraiment ? a-t-elle dit en plissant le front avant de boire encore quelques gorgées d’eau. Et cette histoire qu’il raconte toujours pour expliquer ce qui l’a entraîné dans la politique… je m’en souviens très distinctement, parce que je faisais effectivement du porte-à-porte pour les élections de Londres en soixante-dix-sept, et que j’ai bien frappé chez lui, et qu’il s’est mis à venir régulièrement aux réunions du parti après ça. Il doit donc bien y avoir une miette de vérité là-dedans.
— Une miette, ai-je concédé. Peut-être a-t-il pris sa carte du parti en soixante-quinze et ne s’est-il guère intéressé à la politique pendant deux ans, puis il vous rencontre et devient militant. Mais ça ne répond toujours pas à la question fondamentale de savoir ce qui l’a attiré au départ dans un parti politique.
— Est-ce vraiment si important ?
Dep est venue débarrasser les bols, et j’ai profité de cette pause dans notre conversation pour étudier la question de Ruth.
— Oui, ai-je répondu lorsque nous avons été à nouveau seuls, curieusement, je crois que c’est important.
— Pourquoi ?
— Parce que, même si c’est un détail insignifiant, cela implique qu’il n’est pas tout à fait celui que nous croyons. Je ne suis même pas certain qu’il soit celui qu’il croit être… et là, ça pose un réel problème quand on doit écrire l’autobiographie de quelqu’un. J’ai juste l’impression de ne pas le connaître du tout. Je n’arrive pas à saisir le son de sa voix.
Ruth a examiné la table, les sourcils froncés, et a rajusté méticuleusement son couteau et sa fourchette. Puis elle a demandé, sans lever les yeux :
— Comment savez-vous qu’il a pris sa carte en soixante-quinze ?
J’ai craint un instant d’en avoir trop dit. Cependant, je ne voyais aucune raison de mentir :
— Mike McAra a retrouvé la carte d’inscription au parti d’Adam dans les archives de Cambridge.
— Bon Dieu, a-t-elle grommelé, ces archives ! Ils ont tout, de ses premiers bulletins scolaires à nos factures de teinturier. C’est typique de Mike, de gâcher une belle histoire par excès de recherches.
— Il a aussi déterré un obscur bulletin du parti qui montre Adam en démarcheur militant pendant la campagne de soixante-dix-sept.
— Ce doit être après notre rencontre.
— Peut-être.
Je voyais bien que quelque chose la troublait. Une nouvelle bourrasque de pluie a frappé le carreau, et Ruth a posé le bout des doigts contre la vitre épaisse, comme pour suivre le chemin des gouttes. L’éclairage extérieur conférait au jardin l’aspect d’un fond sous-marin, tout en frondes ondulantes et frêles troncs gris dressés tels les espars de bateaux engloutis. Dep a apporté le plat principal — poisson à la vapeur, nouilles et une sorte d’étrange légume vert pâle qui ressemblait à de l’herbe — qui était probablement de l’herbe. J’ai vidé avec ostentation la fin de la bouteille de vin dans mon verre.
— Vous voulez une autre bouteille, monsieur ? a questionné Dep.
— Je ne crois pas que vous ayez de whisky, si ?
L’intendante a guetté l’approbation de Ruth.
— Oh, filez-lui donc du whisky, a déclaré Ruth.
Elle est revenue avec une bouteille de Chivas Regal Royal Salute de cinquante ans d’âge et un verre en cristal taillé. Ruth a commencé à manger. Je me suis servi un scotch à l’eau.
— C’est délicieux, Dep ! a lancé Ruth.
Elle s’est essuyé la bouche sur le coin de sa serviette puis a inspecté la trace de rouge à lèvres avec étonnement, comme si elle venait de voir une trace de sang.
— Pour en revenir à votre question, a-t-elle enfin repris, je ne crois pas que vous devriez chercher du mystère là où il n’y en a pas. Adam a toujours eu une conscience sociale — il a hérité ça de sa mère — et je sais qu’après avoir quitté Cambridge pour venir s’installer à Londres, il a été très malheureux. Je crois qu’en fait, il était en pleine dépression.