— En pleine dépression ? Il a suivi un traitement pour ça ? Vraiment ?
J’ai essayé d’empêcher ma voix de trahir mon excitation. Si c’était vrai, c’était la meilleure information de la journée. Rien ne fait mieux vendre des mémoires qu’une bonne dose de souffrance. Un abus sexuel dans l’enfance, une tétraplégie, la misère : entre de bonnes mains, ça peut rapporter de l’or. Il devrait y avoir une section à part dans les librairies sous la mention Schadenfreude.
— Mettez-vous à sa place, a repris Ruth tout en continuant de manger et de gesticuler avec sa fourchette pleine. Son père et sa mère étaient morts tous les deux. Il avait quitté l’université qu’il avait adorée. La plupart de ses amis de théâtre avaient un agent et commençaient à se voir proposer des engagements professionnels. Pas lui. Je crois qu’il était paumé et je crois qu’il s’est tourné vers la politique pour compenser. Il ne voudrait peut-être pas le dire en ces termes — il n’est pas très porté sur l’autoanalyse — mais c’est comme ça que j’interprète ce qui s’est passé. Vous seriez surpris de savoir combien de gens atterrissent dans la politique parce qu’ils ont échoué dans la carrière qu’ils avaient choisie au départ.
— Sa rencontre avec vous a donc dû être un moment très important pour lui.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Parce que vous aviez une véritable passion politique. Et de la culture. Et des contacts au parti. Vous avez dû lui donner l’objectif qui lui a permis d’avancer.
J’avais l’impression qu’une brume se levait. J’ai demandé :
— Ça vous dérange si je prends des notes ?
— Allez-y, si vous pensez que ça peut être utile.
— Oh oui, absolument.
J’ai posé mon couteau et ma fourchette dans mon assiette — je ne suis pas trop poisson et petites herbes — j’ai sorti mon calepin et l’ai ouvert à une page vierge. Je m’imaginais de nouveau à la place de Lang — tout juste vingt ans, orphelin, isolé, ambitieux, doué, mais pas tout à fait assez, en quête d’un chemin à suivre, effectuant quelques pas hésitants dans la politique, puis rencontrant soudain une femme qui rendait l’avenir possible.
— Vous épouser a été ce qui a fait basculer sa vie.
— C’est sûr que je ne ressemblais pas à ses copines de Cambridge, toutes ces Jocaste et ces Pandore. Déjà, toute gamine, je m’intéressais davantage à la politique qu’aux poneys.
— Vous n’avez jamais eu envie de devenir vous-même un personnage politique à part entière ?
— Bien sûr que si. Vous n’avez jamais eu envie de devenir un écrivain à part entière ?
Ç’a été comme de prendre une gifle. Je ne suis même pas sûr de ne pas avoir posé mon calepin.
— Aïe, ai-je lâché.
— Pardon, je ne voulais pas me montrer grossière. Mais vous devez comprendre que nous sommes dans le même bateau, vous et moi. J’ai toujours été plus forte qu’Adam en matière de politique. Et vous êtes plus fort que lui en matière d’écriture. Mais au bout du compte, c’est lui la star, non ? Et nous savons tous les deux que notre boulot est d’être au service de la star. C’est son nom sur le livre qui le fera vendre, pas le vôtre. Ç’a été pareil pour moi. Il ne m’a pas fallu longtemps pour prendre conscience qu’il pouvait aller très loin dans la carrière politique. Il avait le physique et le charme pour ça. Il parlait bien. Il plaisait aux gens. Alors que moi, j’ai toujours été un peu le vilain petit canard, avec un talent marqué pour mettre les pieds dans le plat. Comme je viens d’en faire la démonstration.
Elle a reposé sa main sur la mienne. Une main tiède à présent, plus douce.
— Je suis vraiment désolée. Je vous ai blessé. J’imagine que les nègres ont des sentiments aussi, comme tout le monde.
— Quand on nous égratigne, notre sang est rouge aussi.
— Vous avez fini de manger ? Dans ce cas, pourquoi ne me montreriez-vous pas ce qu’a exhumé Mike ? Ça pourrait réveiller des souvenirs. Ça m’intéresse.
Je suis descendu dans ma chambre pour récupérer l’enveloppe de McAra. Lorsque je suis revenu au premier, Ruth avait retrouvé sa place sur le canapé. On avait remis des bûches dans le feu et le vent mugissait dans la cheminée, soulevant des étincelles orangées. Dep débarrassait la table. J’ai juste eu le temps de sauver mon verre et la bouteille de scotch.
— Vous voulez un dessert ? a proposé Ruth. Un café ?
— C’est très bien comme ça.
— Nous avons terminé, Dep. Merci.
Elle s’est écartée très légèrement, pour m’inviter à m’asseoir près d’elle, mais j’ai fait comme si je n’avais rien vu et j’ai repris ma place en face d’elle, de l’autre côté de la table basse. J’étais encore vexé par sa pique sur le fait de ne pas être un écrivain à part entière. C’est possible. Je n’ai jamais écrit de poésie, c’est vrai. Je n’écris pas de livre d’introspection sur mes angoisses d’adolescent. Je n’ai pas d’avis sur la condition humaine sinon, peut-être, qu’on a intérêt à ne pas l’étudier de trop près. Je me vois en fait comme l’équivalent littéraire d’un tourneur expérimenté, ou d’un vannier ; comme un potier peut-être : je fabrique des objets plutôt divertissants que les gens ont envie d’acheter.
J’ai ouvert l’enveloppe et en ai sorti les photocopies de la carte du parti de Lang et des articles concernant les élections municipales de Londres. Je les ai poussées dans sa direction. Elle a croisé les chevilles et s’est penchée pour lire, et je me suis surpris en train de plonger le regard dans son décolleté étonnamment dense et profond.
— Bon, il n’y a pas à discuter, a-t-elle commenté en posant la carte de membre de côté. C’est bien sa signature.
Elle a martelé du doigt l’article sur les militants de 1977.
— Et je reconnais certains de ces visages. Je devais être en congé ce soir-là, ou en train de faire campagne ailleurs. Sinon, je figurerais sur la photo avec lui. Qu’est-ce que vous avez d’autre ? a-t-elle demandé en levant les yeux.
Il n’y avait pas a priori de raison de lui cacher quoi que ce soit, aussi lui ai-je tendu tout le paquet. Elle a examiné le nom et l’adresse, puis le cachet de la poste avant de relever la tête.
— Mais qu’est-ce que fabriquait Mike ?
Elle a ouvert le rabat et l’a maintenu entre le pouce et l’index pour regarder à l’intérieur de l’enveloppe, comme s’il risquait de s’y trouver quelque chose susceptible de mordre. Puis elle a retourné la pochette et renversé son contenu sur la table. Je l’observais attentivement tandis qu’elle parcourait les photos et les programmes… j’étudiais son petit visage perspicace, en quête du moindre indice de ce qui avait pu paraître si important à McAra. J’ai vu ses traits concentrés s’adoucir en découvrant la photographie de Lang en blazer rayé sur une rive tachetée de lumière.
— Oh, regardez-le, a-t-elle commenté. Il est joli garçon, n’est-ce pas ?
Elle l’a portée à hauteur de sa joue.
— Irrésistible, ai-je dit.
Elle a examiné les photos de plus près.
— Bon sang, regardez-les. Regardez ses cheveux. C’était un autre monde, non ? Enfin, qu’est-ce qui se passait pendant qu’on prenait cette photo ? Le Vietnam. La guerre froide. La première grève des mineurs en Grande-Bretagne depuis 1926. Le coup d’État militaire au Chili. Et qu’est-ce qu’ils font ? Ils prennent une bouteille de champagne et ils vont faire du canotage !