— Je bois à cette époque.
Elle a posé la photo.
— Écoutez cela, a-t-elle dit avant de commencer à lire :
Elle a souri et secoué la tête.
— Je n’en comprends pas la moitié. C’est en code de Cambridge.
— Les bumps sont des régates entre collèges, ai-je expliqué. En fait, vous aviez les mêmes à Oxford, mais vous étiez sans doute trop préoccupée par la grève des mineurs pour vous en apercevoir. Les Mais sont les bals du mois de mai, qui ont lieu début juin, comme il se doit.
— Comme il se doit.
— Trinners c’est Trinity College. Fenners, c’est le terrain de cricket de l’université.
— Et KP ?
— King’s Parade. Quant aux punts, c’est le nom qu’on donne à ces barques à fond plat actionnées par une perche…
— Ça je le sais, merci, a-t-elle dit. C’est drôle, ils ont écrit ça pour faire de l’humour. Mais maintenant, c’est plein de nostalgie.
— C’est le principe de la satire.
— Et qu’est-ce que c’est que ce numéro de téléphone ?
J’aurais dû savoir que rien ne lui échapperait. Elle m’a montré la photo avec le numéro griffonné au dos. Je n’ai pas répondu. Je sentais mon visage s’empourprer. Évidemment, il aurait fallu le lui dire plus tôt. Maintenant, c’était moi qui avais l’air coupable.
— Alors ? a-t-elle insisté.
— C’est celui de Richard Rycart, ai-je avoué à voix basse.
Ça valait presque le coup rien que pour voir sa réaction. On aurait dit qu’elle venait d’avaler un frelon. Elle a porté la main à sa gorge.
— Vous avez appelé Richard Rycart, a-t-elle hoqueté.
— Moi, non. McAra sans doute.
— C’est impossible.
— Qui d’autre aurait pu noter ce numéro ?
Je lui ai tendu mon portable.
— Essayez.
Elle m’a dévisagé un instant, comme si nous jouions à « action ou vérité », puis elle a tendu le bras, pris mon téléphone et composé les quatorze chiffres. Elle l’a porté à son oreille en me dévisageant de nouveau. Environ trente secondes plus tard, son expression a trahi la panique. Elle a pressé la touche de déconnexion et posé le téléphone sur la table.
— Il a répondu ? ai-je demandé.
Elle a acquiescé d’un mouvement de tête.
— On aurait dit qu’il se trouvait au restaurant.
Le téléphone s’est mis à sonner, vibrant sur la surface de la table comme s’il prenait soudain vie.
— Qu’est-ce que je fais ? ai-je demandé.
— Faites ce que vous voulez. C’est votre téléphone.
Je l’ai éteint. Il y a eu un silence, rompu seulement par le crépitement et le ronronnement des bûches dans le feu.
— Quand avez-vous découvert ça ?
— En début d’après-midi. Quand j’ai emménagé dans la chambre de McAra.
— Et ensuite, vous vous êtes rendu à Lambert’s Cove, pour voir où avait échoué son corps ?
— C’est exact.
— Pourquoi avez-vous fait ça ? a-t-elle questionné d’une voix très douce. Dites-le-moi franchement.
— Je ne sais pas trop.
Je me suis interrompu. Et puis j’ai tout lâché — je ne pouvais plus garder ça pour moi plus longtemps :
— J’ai rencontré un homme là-bas, un vieux monsieur qui connaît bien les courants de Vineyard Sound.
Il dit qu’il est impossible, à cette époque de l’année, que quelqu’un tombé du ferry de Woods Hole puisse échouer à Lambert’s Cove. Et, d’après lui, il y aurait aussi une femme, qui habite une maison juste derrière les dunes, qui aurait vu des torches sur la plage, la nuit où McAra a disparu. Mais elle a fait une chute dans l’escalier depuis et se trouve dans le coma. Elle ne peut donc plus rien dire à la police. C’est tout ce que je sais, ai-je conclu en écartant les mains.
Elle me regardait, les lèvres entrouvertes.
— C’est, a-t-elle dit lentement, tout ce que vous savez ? Nom d’un chien.
Elle a commencé à tâter le cuir du canapé avec ses mains puis a tourné son attention vers la table, cherchant quelque chose sous les photos.
— Nom d’un chien. Merde, a-t-elle dit en claquant des doigts dans ma direction. Donnez-moi votre téléphone.
— Pourquoi ? ai-je questionné en le lui remettant.
— Ça ne va pas de soi ? Je dois appeler Adam.
Elle a gardé l’appareil dans sa paume tendue, l’a examiné et a commencé à taper les chiffres d’un mouvement rapide du pouce. Elle en a composé la moitié avant de s’arrêter.
— Quoi ? ai-je demandé.
— Rien.
Elle regardait derrière moi, par-dessus mon épaule, tout en se mordillant l’intérieur de la lèvre. Elle avait le pouce en suspens au-dessus des touches, et l’a maintenu ainsi un long moment avant de reposer finalement l’appareil sur la table.
— Vous ne l’appelez pas ?
— Peut-être. Tout à l’heure. Je vais d’abord faire un tour, a-t-elle annoncé en se levant.
— Mais il est neuf heures du soir, ai-je protesté. Et il pleut des cordes.
— Ça m’éclaircira les idées.
— Je viens avec vous.
— Non. Merci, il faut que je réfléchisse de mon côté. Restez ici et prenez un autre verre. On dirait bien que vous en avez besoin. Ne m’attendez pas.
C’était le malheureux flic que je plaignais. Il était sans doute en bas, les pieds sur la table, devant la télé, appelant de tous ses vœux une nuit tranquille bien au chaud. Et voilà que lady Macbeth repartait pour une de ses balades interminables, cette fois en plein milieu d’une tempête sur l’Atlantique. Je me suis approché de la fenêtre et les ai regardés traverser la pelouse, vers la végétation déchaînée par une fureur silencieuse. Elle marchait devant, comme d’habitude, tête baissée, comme si elle avait perdu un objet précieux et revenait sur ses pas pour scruter le sol en espérant le retrouver. L’éclairage extérieur projetait son ombre dans quatre directions. L’agent des Services spéciaux finissait d’enfiler son manteau.
Je me suis senti soudain submergé de fatigue. J’avais les jambes raides à cause de la bicyclette. Un rhume naissant me faisait frissonner. Même le whisky de Rhinehart avait perdu de son attrait. Elle m’avait dit de ne pas l’attendre, aussi ai-je décidé de suivre ce conseil. J’ai remis photographies et photocopies dans l’enveloppe et je suis descendu dans ma chambre. J’ai à peine eu le temps de me déshabiller et d’éteindre la lumière que le sommeil m’a gagné — pour m’aspirer au fond du matelas vers ses eaux sombres, pareil à un courant puissant alors que j’étais un nageur épuisé.