Barry, l’agent des Services spéciaux, était assis avec son Harry Porter sur la chaise près de l’entrée. Il a levé sa grosse tête de ses pages et m’a adressé un regard de désapprobation lasse agrémenté d’un petit sourire de mépris amusé.
— Bonjour, monsieur, a-t-il dit, alors, c’est fini pour la nuit ?
J’ai pensé : « Il sait. » Puis j’ai pensé : « Évidemment qu’il sait, pauvre imbécile : c’est son boulot de savoir. » J’ai vu dans un flash ses ricanements avec ses collègues, le relevé de ses observations officielles transmis à Londres, faisant l’objet d’un article discret dans un dossier, et j’ai éprouvé un mélange douloureux de fureur et de ressentiment. J’aurais peut-être dû répondre par un clin d’œil ou une bonne blague entendue — « Eh bien, vous savez ce qu’on dit, c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes », ou quelque chose du même acabit — mais j’ai préféré lâcher froidement :
— Et si vous alliez vous faire foutre ?
Ce n’était pas vraiment de l’Oscar Wilde, mais ça m’a permis de sortir de la maison. J’ai franchi la porte et me suis dirigé vers l’allée, constatant un peu tard que ma dignité morale outragée n’offrait malheureusement aucune protection contre les bourrasques de grésil cinglantes. J’ai parcouru péniblement quelques mètres encore en m’efforçant de garder la tête haute, puis j’ai foncé m’abriter contre la maison. La pluie débordait des gouttières et s’enfonçait dans le sol sableux. J’ai ôté ma veste et l’ai tenue au-dessus de ma tête en me demandant comment j’allais atteindre Edgartown. C’est à ce moment que l’idée d’emprunter la Ford Escape SUV brune m’est obligeamment venue à l’esprit.
Comme le cours de ma vie eût été différent — radicalement différent — si je ne m’étais pas aussitôt précipité au garage, slalomant autour des flaques, maintenant d’une main ma veste au-dessus de ma tête tout en tirant de l’autre ma petite valise. Je me représente à présent la scène comme dans un film, ou peut-être, plus judicieusement, comme dans ces reconstitutions télévisées des grands crimes du passé : la victime qui gambade avec insouciance vers son funeste destin, avec un fond sonore de cordes pour marquer l’aspect menaçant de la séquence. La porte n’avait pas été verrouillée depuis la veille, et les clés de la Ford étaient sur le contact — après tout, pourquoi s’inquiéter des voleurs quand on vit au bout d’une allée de plus de trois kilomètres, protégé par six gardes du corps armés ? J’ai hissé ma valise sur le siège passager avant et remis ma veste avant de me glisser derrière le volant.
Cette Ford était aussi froide qu’une morgue, et aussi poussiéreuse qu’un vieux grenier. J’ai fait courir mes mains sur les commandes étrangères et ai eu aussitôt le bout des doigts gris. Je n’ai pas de voiture — vivant seul à Londres, je n’en ai jamais vu la nécessité — et les rares fois où j’en loue une, il me semble toujours qu’on a rajouté une nouvelle couche de gadgets, de sorte que le tableau de bord d’une bonne familiale de base m’évoque désormais le cockpit d’un jumbo jet.
À droite du volant, un écran mystérieux s’est allumé dès que j’ai mis le contact. Il a affiché des arcs clignotants de couleur verte qui partaient de la Terre pour s’élever vers une station orbitale. Pendant que je regardais, la pulsation a changé de côté, et les arcs se sont mis à descendre du ciel. Un instant plus tard, l’écran a montré une grosse flèche rouge, un chemin jaune et une grande zone de bleu.
Une voix féminine américaine, douce mais ferme, a indiqué d’un point quelque part derrière moi : « Rejoignez la route dès que possible. »
J’aurais bien voulu l’éteindre, mais je n’ai pas trouvé comment, et je me disais que le bruit du moteur n’allait pas tarder à faire sortir Barry de sa torpeur pour venir voir ce qui se passait. La seule pensée de son expression lubrique a suffi à me mettre en branle. J’ai donc rapidement enclenché la marche arrière et sorti la Ford du garage. Puis j’ai réglé les rétroviseurs, allumé les phares et les essuie-glaces, et me suis engagé dans l’allée en direction de la grille. Lorsque j’ai dépassé la guérite, la scène s’est modifiée sur le petit écran du GPS. C’était aussi amusant qu’un jeu vidéo : la flèche s’est installée au milieu du chemin jaune. J’avais quitté la propriété.
Il y avait quelque chose de curieusement apaisant dans le fait de conduire et de voir apparaître tous les sentiers et cours d’eau en haut de l’écran, qui défilaient puis disparaissaient en bas. Cela me donnait l’impression que le monde entier était un lieu sûr et domestiqué dont le moindre détail était mesuré et répertorié, puis enregistré dans quelque salle de contrôle céleste où des anges à voix douce veillaient avec bienveillance sur les voyageurs ici-bas.
« Dans deux cents mètres, tournez à droite », a indiqué la voix féminine.
« Dans cinquante mètres, tournez à droite. »
Puis :
« Tournez à droite. »
Le manifestant solitaire était recroquevillé dans sa cabane et lisait un journal. Il s’est levé quand il m’a vu arriver au carrefour et est sorti sous la pluie. J’ai remarqué qu’il avait une voiture garée un peu plus loin, un vieux camping-car Volkswagen, et je me suis demandé pourquoi il ne s’abritait pas dedans. J’ai tourné à droite, et j’ai bien vu son visage hâve et grisâtre. Il était immobile et impavide et semblait ne pas se préoccuper davantage de la pluie que s’il avait été une statuette en bois devant un drugstore. J’ai appuyé sur l’accélérateur et foncé vers Edgartown avec cette petite sensation d’aventure qu’on a toujours quand on conduit en pays étranger. Mon guide désincarné est resté silencieux pendant les six kilomètres suivants, et je n’y pensais plus jusqu’au moment où, alors que j’atteignais les abords de la ville, l’appareil s’est remis en route :
« Dans deux cents mètres, tournez à gauche. »
La voix m’a fait sursauter.
« Dans cinquante mètres, tournez à gauche. »
« Tournez à gauche », a-t-elle répété alors que nous arrivions au croisement.
Elle commençait à me porter sur les nerfs.
— Pardon, ai-je marmonné en prenant à droite en direction de Main Street.
« Faites demi-tour dès que possible. »
— C’est complètement ridicule, ai-je dit à voix haute en arrêtant la voiture.
J’ai appuyé sur plusieurs touches du GPS dans le but de l’éteindre pour de bon. Une nouvelle image est apparue sur l’écran pour me proposer un menu. Je ne me souviens pas de toutes les options. L’une d’elles était : « ENTRER UNE NOUVELLE DESTINATION ». Je crois qu’il y avait aussi : « RENTRER AU DOMICILE ». Et une troisième — celle qui était sélectionnée — indiquait : « RAPPELER LA DESTINATION PRÉCÉDENTE ».
Je l’ai fixée un instant du regard tandis que les implications potentielles se faisaient lentement jour dans mon cerveau. Prudemment, j’ai appuyé sur « SÉLECTIONNER ».
L’écran est devenu noir.
J’ai coupé le moteur et cherché le mode d’emploi. J’ai même bravé le grésil pour aller vérifier à l’arrière de la Ford s’il n’avait pas été laissé là. Puis je suis revenu m’asseoir les mains vides et j’ai remis le contact. Cette fois encore, le système GPS s’est enclenché. Pendant qu’il recommençait toute la procédure de réinitialisation avec son vaisseau mère, j’ai passé la première et descendu la côte.