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— Je vous prie de m’excuser si je vous parais un peu sonné, a annoncé Emmett après m’avoir serré la main. Notre avion arrive tout juste de Washington et j’accuse la fatigue. Je ne vois généralement personne sans rendez-vous. Mais vous avez mentionné une photographie, et cela a plutôt excité ma curiosité.

Il était vêtu avec la même recherche que sa façon de s’exprimer. Ses lunettes avaient une monture d’écaille résolument moderne, il portait une veste gris foncé, une chemise gris-bleu, une cravate rouge vif avec un motif de faisans, une pochette de soie assortie. Maintenant que je le voyais de près, je distinguais l’homme jeune derrière la façade plus âgée : les ans l’avaient légèrement brouillé, rien de plus. Il ne parvenait pas à détacher son regard de ma sacoche. Je savais qu’il aurait voulu que je lui montre la photo tout de suite, sur le pas de la porte. Mais je n’allais pas me faire avoir comme ça. J’ai attendu, et j’ai continué d’attendre, jusqu’au moment où il a bien été forcé de dire :

— Bon. Entrez, je vous prie.

Il régnait dans la maison une odeur de fleurs séchées et d’encaustique qui émanait des parquets cirés, ainsi que ce froid propre aux maisons inhabitées. Une horloge de grand-père émettait un tic-tac sonore sur le palier. J’entendais Mme Emmett parler au téléphone dans une autre pièce. « Oui, disait-elle. Il est là maintenant. » Ensuite, elle a dû s’éloigner. Sa voix est devenue indistincte puis s’est perdue tout à fait.

Emmett a refermé la porte d’entrée derrière nous.

— Puis-je ? a-t-il demandé.

J’ai sorti la photo de plateau et la lui ai remise. Il a remonté ses lunettes sur sa masse de cheveux argentés et s’est dirigé avec la photo vers la fenêtre de l’entrée. Il paraissait en forme pour son âge et j’ai supposé qu’il pratiquait régulièrement un sport : du squash, probablement ; du golf, sûrement.

— Eh bien, eh bien, a-t-il commenté en portant la photo en noir et blanc à la morne lumière hivernale, la penchant de-ci, de-là, et l’examinant au bout de son long nez tel un expert qui vérifierait l’authenticité d’un tableau, je n’ai rigoureusement aucun souvenir de ça.

— Mais c’est bien vous ?

— Oh, oui. Je m’étais inscrit au Dramat, dans les années soixante. C’était une époque formidable, ainsi que vous pouvez l’imaginer, a-t-il ajouté en adressant un petit rire complice à son image plus jeune. Ça oui.

— Le Dramat ?

— Pardon, s’est-il excusé en levant les yeux. L’association théâtrale de Yale. J’ai cru que je pourrais continuer à faire du théâtre quand je me suis rendu à Cambridge pour ma thèse de doctorat. Hélas, je n’ai pu rester qu’un trimestre au Footlights avant que la pression du travail ne mette fin à ma carrière de comédien. Puis-je garder ceci ?

— Malheureusement non. Mais je suis sûr que je pourrai vous en obtenir une copie.

— Vraiment ? Ce serait très gentil.

Il l’a retournée et en a examiné le verso.

— Le Cambridge Evening Post. Il faut que vous me racontiez comment vous êtes tombé là-dessus.

— J’en serai ravi, ai-je assuré.

Et cette fois encore, j’ai attendu. Cela rappelait une partie de cartes. Il ne céderait rien tant que je ne l’y aurais pas forcé. Le battant de la grosse horloge a eu le temps d’effectuer plusieurs va-et-vient.

— Venez dans mon bureau, a-t-il fini par lâcher.

Il a ouvert la porte et je l’ai suivi dans une pièce sortie tout droit du club londonien de Rick : du papier peint vert sombre, des livres du sol au plafond, un escalier mobile de bibliothèque, des sièges de cuir brun rembourré, un grand lutrin en cuivre en forme d’aigle, un buste romain ; une odeur diffuse de cigare. Un pan de mur était consacré aux souvenirs : citations, prix, diplômes honoraires et de nombreuses photographies. J’ai repéré Emmett avec Bill Clinton et Al Gore. Emmett avec Margaret Thatcher et Nelson Mandela. Je vous donnerais bien les noms des autres si je les connaissais. Un chancelier allemand. Un président français. Il y avait également une photo de lui avec Lang, une poignée de main cordiale lors de ce qui semblait être un cocktail. Il m’a vu regarder.

— Le mur de l’ego, a-t-il commenté. Nous en avons tous un. Voyez-le comme l’équivalent de l’aquarium chez l’orthodontiste. Asseyez-vous. Je crains de ne pouvoir vous accorder que quelques minutes, malheureusement.

Je me suis perché sur le canapé rigide tandis qu’il prenait le fauteuil de capitaine, derrière son bureau. Le siège roulait en douceur d’avant en arrière. Emmett a relevé ses pieds sur le bureau, me gratifiant d’une belle vue sur les semelles à peine éraflées de ses chaussures de marche.

— Alors, a-t-il repris. La photo.

— Je travaille avec Adam Lang à la rédaction de ses mémoires.

— Je sais. Vous l’avez déjà dit. Pauvre Lang. C’est une très mauvaise chose, cette prise de position de La Haye. Quant à Rycart… le pire ministre des Affaires étrangères britannique depuis la guerre, si vous voulez mon avis. C’était une erreur de le nommer à ce poste. Mais si la CPI continue d’agir aussi stupidement, ils ne vont réussir qu’à faire de Lang d’abord un martyr, puis un héros, et donc, a-t-il ajouté en faisant un geste gracieux vers moi, un écrivain à succès.

— Dans quelle mesure le connaissez-vous ?

— Lang ? Je le connais à peine. Vous avez l’air étonné.

— Eh bien, pour commencer, il vous cite dans ses mémoires.

Emmett a paru réellement estomaqué.

— Maintenant, c’est à mon tour d’être surpris. Que dit-il ?

— C’est une citation, au début du dernier chapitre, ai-je expliqué en sortant la page concernée de ma sacoche. « Tant que ces nations » — il s’agit des peuples qui parlent anglais — « restent unies, la liberté est bien protégée ; dès qu’elles montrent des signes de faiblesse, la tyrannie reprend des forces. » Et puis Lang ajoute : « Je suis parfaitement d’accord avec cette opinion. »

— Eh bien, c’est fort honnête de sa part, a remarqué Emmett. Et je suis d’avis qu’il avait de bonnes intuitions en tant que Premier ministre. Mais cela n’implique pas que je le connaisse.

— Et puis il y a ça, ai-je dit en désignant le mur de l’ego.

— Oh, ça, a dit Emmett en esquissant un geste dédaigneux de la main. Elle a été prise à une réception au Claridge, pour célébrer le dixième anniversaire de l’institution Arcadia.

— L’institution Arcadia ? ai-je répété.

— C’est une petite organisation que j’ai dirigée autrefois. Très fermée. Aucune raison que vous en ayez entendu parler. Le Premier ministre nous a gratifiés de sa présence. C’était purement professionnel.

— Mais vous avez forcément connu Adam Lang à Cambridge, ai-je insisté.

— Pas vraiment. Nos chemins se sont croisés le temps d’un troisième trimestre, rien de plus.

— Vous souvenez-vous de certaines choses le concernant ?

J’ai sorti mon calepin. Emmett l’a regardé comme si je venais de dégainer une arme.

— Pardon, me suis-je excusé. Cela ne vous dérange pas ?

— Pas du tout. Je vous en prie. Mais je n’en reviens vraiment pas. Depuis toutes ces années, personne n’a jamais fait le rapport entre nous et Cambridge. Je n’y ai moi-même guère repensé avant aujourd’hui. Je ne crois pas que je puisse vous raconter quoi que ce soit qui mérite d’être noté.