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— Mais vous avez joué ensemble ?

— Dans une seule production. La revue estivale. Je ne me rappelle même plus comment cela s’appelait. Il y avait une centaine de participants, vous savez.

— Il ne vous a donc laissé aucun souvenir.

— Aucun.

— Même s’il est devenu Premier ministre ?

— De toute évidence, si j’avais su qu’il le deviendrait, j’aurais pris la peine de mieux le connaître. Mais j’ai en mon temps rencontré huit présidents, quatre papes et cinq Premiers ministres britanniques, et aucun d’entre eux ne m’est apparu d’une personnalité que je qualifierais de remarquable.

« Oui, ai-je pensé, et il ne t’est jamais venu à l’esprit que tu ne leur avais pas fait grande impression non plus ? » Mais je me suis retenu de le dire et me suis contenté de :

— Je peux vous montrer autre chose ?

— Si vous estimez vraiment que cela peut présenter un intérêt.

Il a consulté sa montre avec ostentation.

J’ai sorti les autres photographies. En les regardant de nouveau, il devenait évident qu’Emmett apparaissait sur plusieurs d’entre elles. En fait, c’était sans erreur possible lui qui se trouvait au pique-nique estival et levait les pouces juste derrière Lang pendant que le futur Premier ministre jouait les Bogart avec son pétard alors qu’on lui offrait des fraises et du champagne.

Je me suis penché pour les donner à Emmett, qui a refait tout son petit cirque affecté en relevant ses lunettes pour pouvoir examiner les clichés à l’œil nu. Je le vois encore, soigné, rose, imperturbable. Il n’a pas cillé, ce que j’ai trouvé étrange parce que je n’aurais certainement pas manqué de réagir en pareille circonstance.

— Oh, mon Dieu, a-t-il commenté. Est-ce que c’est vraiment ce que je pense ? Espérons qu’il n’avalait pas la fumée.

— Mais c’est bien vous qui êtes juste derrière lui, n’est-ce pas ?

— Il me semble bien, oui. Et je crois que je suis sur le point de lui adresser un avertissement sévère sur les dangers de l’abus de drogue. Ne le devinez-vous pas qui se forme sur mes lèvres ? a-t-il ajouté en me rendant les photos et en remettant ses lunettes sur son nez.

Il s’est redressé encore davantage sur son fauteuil pour m’étudier avec attention.

— M. Lang souhaite-t-il réellement que cela apparaisse dans ses mémoires ? Si oui, je préférerais rester anonyme. Mes enfants seraient mortifiés. Ils sont tellement plus puritains que nous ne l’étions.

— Pourriez-vous me donner le nom de certains autres sur la photo ? Des filles, peut-être ?

— Je suis désolé. Cet été-là n’est qu’un grand flou — un long flou joyeux. Le monde pouvait s’écrouler autour de nous, nous nous amusions bien.

Ses propos m’ont rappelé quelque chose qu’avait dit Ruth : à propos de tout ce qui se passait à l’époque où cette photo avait été prise.

— Étant donné que vous étiez à Yale dans les années soixante, vous avez eu de la chance, ai-je souligné, d’éviter la conscription pour le Vietnam.

— Quand on avait du fric, on n’était pas obligé d’y aller. Voilà, a-t-il conclu en faisant pivoter son fauteuil tout en soulevant ses pieds du bureau.

Il devenait soudain beaucoup plus sérieux. Il a pris un stylo et ouvert un carnet.

— Vous alliez me dire où vous avez eu ces photos.

— Le nom de Michael McAra vous évoque-t-il quelque chose ?

— Non. Ça devrait ?

J’ai trouvé qu’il répondait un tout petit peu trop vite.

— McAra était mon prédécesseur sur les mémoires de Lang, ai-je répondu. C’est lui qui a fait venir ces photos d’Angleterre. Il est venu vous voir ici il y a près de trois semaines, et il est mort quelques heures plus tard.

— Il serait venu me voir ?

Emmett a secoué la tête.

— Je crains que vous ne fassiez erreur. D’où venait-il ?

— Martha’s Vineyard.

— Martha’s Vineyard ! Mais, mon cher ami, personne n’habite sur Martha’s Vineyard à cette époque de l’année.

Il se fichait encore de moi : quiconque avait regardé les informations la veille savait où séjournait Lang.

— Le véhicule que conduisait McAra avait votre adresse programmée sur son système de navigation.

— Eh bien, je ne me l’explique pas.

Emmett s’est frotté le menton et a paru réfléchir attentivement à la question.

— Non, vraiment je ne vois pas. Et même si c’était vrai, cela ne prouve absolument pas qu’il soit venu jusqu’ici. Comment est-il mort ?

— Il s’est noyé.

— Je suis profondément désolé de l’apprendre. Je n’ai jamais cru au mythe qui veut que la mort par noyade soit indolore, et vous ? Je suis sûr que c’est une mort horrible.

— La police ne vous a jamais parlé de quoi que ce soit ?

— Non. Je n’ai pas eu le moindre contact avec la police.

— Où étiez-vous lors de ce week-end ? Ce devait être les 11 et 12 janvier.

Emmett a poussé un soupir.

— Quelqu’un de plus irritable que moi commencerait à trouver vos questions impertinentes.

Il s’est levé et a quitté son bureau pour se diriger vers la porte.

— Nancy ! a-t-il appelé. Notre visiteur veut savoir où nous nous trouvions le week-end des 11 et 12 janvier. Avons-nous cette information quelque part ?

Il a ouvert la porte et m’a adressé un sourire peu amène. Lorsque Mme Emmett est arrivée, il n’a pas pris la peine de faire les présentations. Elle tenait un agenda.

— C’était le week-end du Colorado, a-t-elle dit avant de montrer le livret à son mari.

— Oh, bien sûr, a-t-il dit. Nous étions à l’institut Aspen, a-t-il ajouté en me montrant la page concernée. Les relations bipolaires dans un monde multipolaire.

— Ç’a l’air fascinant.

— Ça l’était, a-t-il dit avant de refermer l’agenda avec un bruit sec et définitif. J’étais le principal intervenant.

— Vous y êtes resté tout le week-end ?

— Moi, oui, a dit Mme Emmett. J’ai fait du ski. Emmett est rentré dimanche.

— Vous auriez donc pu voir McAra, ai-je noté en me tournant vers lui.

— J’aurais pu, mais ça n’a pas été le cas.

— Juste pour en revenir à Cambridge…, ai-je commencé.

— Non, m’a-t-il interrompu en levant la main. S’il vous plaît. Vous serez bien aimable de ne pas revenir à Cambridge. J’ai dit tout ce que j’avais à dire sur le sujet. Nancy ?

Elle devait avoir vingt ans de moins que lui, et elle bondissait lorsqu’il s’adressait à elle avec une célérité que ne montrerait jamais une première épouse.

— Emmett ?

— Tu veux bien raccompagner notre ami ?

Pendant qu’il me serrait la main, il a ajouté :

— Je suis un grand lecteur de mémoires politiques. Je m’assurerai de me procurer le livre de M. Lang dès qu’il paraîtra.

— Peut-être vous en enverra-t-il un exemplaire, ai-je répliqué. Au nom du bon vieux temps.

— J’en doute fortement, a-t-il répondu. Le portail s’ouvre automatiquement. Faites attention de tourner à droite au bout de l’allée. Si vous prenez à gauche, vous vous enfoncerez dans les bois et l’on risque de ne plus jamais vous revoir.

* * *

Mme Emmett a refermé la porte derrière moi avant même que j’aie atteint la dernière marche. Je sentais le regard de son mari qui m’observait de la fenêtre de son bureau tandis que je regagnais la Ford dans l’herbe humide. Au bout de l’allée, pendant que j’attendais l’ouverture de la grille, le vent s’est soudain engouffré dans les arbres de part et d’autre de la chaussée, cinglant la voiture d’une rafale de pluie. Cela m’a tellement surpris que j’ai senti mes cheveux se dresser sur ma nuque comme autant de pointes minuscules.