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J’ai débouché sur la route déserte et suis reparti par où j’étais venu. Je me sentais légèrement perturbé, un peu comme si je venais de descendre un escalier dans l’obscurité et avais raté les dernières marches. Ma priorité immédiate était de sortir de ces bois.

« Faites demi-tour dès que possible. »

J’ai arrêté la Ford, saisi le GPS à deux mains et l’ai tiré avec un mouvement de torsion simultanée. Il a cédé dans un bruit réconfortant de câbles arrachés et je l’ai fourré sous le tableau de bord, côté passager. Au même instant, je me suis aperçu qu’une grosse voiture noire arrivait, phares allumés, par-derrière. Elle a dépassé la Ford trop rapidement pour que je puisse voir le conducteur, a accéléré jusqu’au croisement puis a disparu. Quand j’ai regardé derrière moi, la petite route de campagne était à nouveau déserte.

Il est curieux d’observer le fonctionnement du processus de peur. Si l’on m’avait demandé une semaine plus tôt de prédire ce que j’aurais fait dans une situation semblable, j’aurais répondu que je serais rentré directement à Martha’s Vineyard et que j’aurais essayé de me sortir toute cette histoire de la tête. En fait, j’ai pu découvrir que la nature mêle un élément inattendu de colère à la peur, sans doute pour favoriser la survie de l’espèce. Mon instinct, sur le moment, n’a donc pas été de prendre la fuite mais plutôt une sorte de revanche sur cet Emmett si dédaigneux — le genre de réaction atavique irréfléchie qui pousse des propriétaires généralement sains d’esprit à poursuivre des cambrioleurs armés jusque dans la rue, avec le plus souvent des résultats désastreux.

Ainsi, au lieu de chercher raisonnablement à retrouver le chemin de l’autoroute, j’ai suivi les pancartes jusqu’à Belmont. C’est une ville étirée, riche et verdoyante, tellement propre et ordonnée que cela en devient terrifiant — le genre d’endroit où il faut un permis rien que pour avoir un chat. Les rues impeccables, avec leurs drapeaux et leurs 4 x 4, défilaient, apparemment identiques. J’ai parcouru les larges avenues sans parvenir à me repérer, puis j’ai fini par tomber sur quelque chose qui ressemblait à un centre-ville. Cette fois, quand j’ai laissé la Ford, j’ai pris ma valise avec moi.

Je me trouvais dans une rue baptisée Leonard Street, une suite de belles boutiques aux auvents colorés sur fond de grands arbres dénudés. Il y avait un immeuble rose. Une couche de neige, fondue sur les bords, recouvrait les toits gris. Il aurait pu s’agir d’une station de sports d’hiver. On me proposait des tas de choses dont je n’avais pas besoin — une agence immobilière, une bijouterie, un salon de coiffure — et la chose que je cherchais : un cybercafé. J’ai commandé un café et un beignet, et je me suis assis aussi loin que possible de la vitrine. J’ai posé ma valise sur la chaise voisine, histoire de décourager quiconque aurait eu envie d’entamer la conversation, j’ai bu mon café, mordu dans mon beignet, et je me suis connecté à Google avant d’entrer « Paul Emmett institution Arcadia », et de me pencher sur l’écran.

* * *

D’après www.institutionarcadia.org, l’institution Arcadia avait été fondée en août 1991, lors du cinquantenaire de la première rencontre au sommet entre le Premier ministre Winston S. Churchill et le président Franklin D. Roosevelt à Placentia Bay, Terre-Neuve. Il y avait une photo de Roosevelt sur le pont d’un cuirassé américain, vêtu d’un élégant costume gris, recevant Churchill, qui faisait à peu près une tête de moins et portait une curieuse tenue navale bleu marine froissée à laquelle ne manquait pas même la casquette. On aurait dit un chef jardinier malin saluant un seigneur local.

Le but de l’institution, assurait le site, était d’« approfondir les relations anglo-américaines et de favoriser les idéaux éternels de la démocratie et de la libre expression que nos deux nations ont toujours défendus en temps de paix comme en temps de guerre ». Cela devait être accompli « à l’aide de séminaires, de programmes politiques, de conférences et d’initiatives de développement au plus haut niveau », ainsi que grâce à la publication d’un semestriel, The Arcadian Review, et à la création d’une dizaine de bourses d’études accordées chaque année pour des recherches de troisième cycle sur « des sujets stratégiques, politiques et culturels présentant un intérêt commun pour la Grande-Bretagne et les États-Unis ». L’institution Arcadia avait des bureaux londoniens à St. James’s Square, et américains à Washington, et les noms qui figuraient à son conseil d’administration — anciens ambassadeurs, PDG de grandes entreprises, professeurs d’université — formaient une liste d’invités pour le dîner le plus ennuyeux que vous ayez jamais subi de votre vie.

Paul Emmett avait été le premier président-directeur général de l’institution, et le site internet proposait une biographie réduite bien utile en un paragraphe : né à Chicago en 1949, diplômé de l’université de Yale et de St. John’s Collège à Cambridge ; chargé d’un cours de politique internationale à l’université de Harvard, 1975–1979, puis professeur de relations internationales à Howard T. Polk III, 1979–1991 ; fondateur de l’institution Arcadia ; président honoraire depuis 2007 ; publications : Où que tu ailles : les relations particulières 1940–1956 ; L’Énigme du changement ; Perdre un empire, trouver un rôle : certains aspects des relations USA-GB depuis 1956 ; Les Chaînes de Prométhée ou les Contraintes de la politique étrangère à l’ère nucléaire ; La Génération triomphante : l’Amérique, la Grande-Bretagne et le nouvel ordre mondial ; Pourquoi nous sommes en Irak. Il y avait un portrait dans Time Magazine qui décrivait sa passion pour le squash, le golf et les opéras de Gilbert et Sullivan, « que sa seconde femme, Nancy Cline, spécialiste de la défense de Houston, au Texas, et lui demandent régulièrement à leurs invités d’interpréter à la fin de leurs célèbres dîners à Belmont, la florissante cité-dortoir de Harvard Massachusetts ».

J’ai parcouru les premières des 37 000 entrées annoncées par Google sur Emmett et Arcadia :

Table ronde sur la politique au Moyen-Orient — Institution Arcadia.

L’instauration de la démocratie en Syrie et en Iran… dans son discours inaugural, Paul Emmett… www.institutionarcadia.org/site/tableronde/A56FL%2004.htm — 35k — en cache — pages similaires

Institution ArcadiaWikipédia. L’institution Arcadia est une organisation anglo-américaine à but non lucratif fondée en 1991 sous l’égide du professeur Paul Emmett… en.wikipedia.org/wiki/Institution Arkadia — 35k — en cache — pages similaires

Institution Arcadia/Groupe de stratégie Arkadia — Source Watch.

L’institution Arcadia se décrit comme ayant vocation de favoriser…

Le professeur Paul Emmett, expert en relations anglo-américaines… www.sourcewatch.org/index.php ?titre=Institution Arcadia — 39k

USATODAY.com — 5 questions pour Paul Emmett

Paul Emmett, ancien professeur de relations internationales à Harvard, dirige à présent l’influente institution Arcadia… www.usatodayxom/monde/2002-08-07/questions-x.htm ?tabl.htm — 35k.