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Une fois dans la rue, dans la lumière froide et grise, avec le Starbucks à auvent vert un peu plus loin, la circulation ralentie (« Bébé à bord : conduisez doucement ») et les piétons âgés en toque de fourrure et gants fourrés, on aurait pu imaginer un instant que je venais de perdre une heure à jouer à un jeu de réalité virtuelle maison. Mais alors, la porte du cybercafé s’est ouverte derrière moi et les deux types en sont sortis. J’ai remonté rapidement la rue en direction de la Ford et, dès que je me suis retrouvé derrière le volant, j’ai verrouillé les portières. J’ai vérifié ensuite dans mes rétroviseurs, mais n’ai pu repérer aucun des autres clients du café.

Je suis resté un moment sans bouger ; je me sentais plus en sécurité en restant assis là. Je rêvais que peut-être, si je restais tranquille assez longtemps, je pourrais, suivant un phénomène d’osmose, être absorbé par la vie paisible et prospère de Belmont. Je pourrais aller faire ce que tous ces retraités n’auraient manqué pour rien au monde : disputer une partie de bridge, peut-être, ou regarder un petit film d’après-midi, ou encore rester un moment à la bibliothèque locale pour lire le journal en secouant la tête devant la façon dont le monde allait à vau-l’eau depuis que ma génération de bons à rien trop gâtés avait pris les commandes. J’ai vu des dames sortir tout apprêtées du salon de coiffure en se tapotant les cheveux. Le jeune couple qui s’était tenu la main dans le café examinait les bagues dans la vitrine du bijoutier.

Et moi ? Je me suis un peu apitoyé sur moi-même. J’étais aussi coupé de toute cette normalité que si je m’étais trouvé sous une cloche de verre.

J’ai ressorti les photos et les ai feuilletées jusqu’à ce que je tombe sur celle montrant Lang et Emmett ensemble sur scène. Un futur Premier ministre et un agent présumé de la CIA caracolant avec chapeau et gants dans une revue comique ? Cela paraissait moins improbable que grotesque, mais j’en avais pourtant la preuve en main. J’ai retourné la photo et considéré le numéro griffonné au dos, et plus je le regardais, plus il me paraissait évident que c’était la seule solution qui s’offrait à moi. Le fait qu’une fois encore, j’allais marcher dans les pas de McAra ne pouvait être évité.

J’ai attendu que les deux amoureux soient entrés dans la bijouterie et j’ai sorti mon téléphone portable. J’ai fait défiler les numéros préenregistrés et sélectionné celui de Richard Rycart.

QUATORZE

« La moitié du travail du nègre consiste à se renseigner sur les autres. »

Cette fois, il a répondu au bout de quelques secondes.

— Ainsi, vous avez rappelé, a-t-il constaté tranquillement, de sa voix chantante et nasale. Je ne sais pas pourquoi, mais, qui que vous soyez, j’avais le sentiment que vous le feriez. Il n’y a pas beaucoup de gens qui ont ce numéro.

Il a attendu que je dise quelque chose. J’entendais un homme parler en arrière-plan — un discours, semblait-il.

— Eh bien, mon ami, allez-vous rester en ligne cette fois ?

— Oui, ai-je assuré.

Il a attendu encore, mais je ne savais pas par où commencer. Je n’arrêtais pas de penser à Lang — à ce qu’il penserait s’il me voyait parler à celui qui serait l’instrument de son châtiment. Je transgressais toutes les règles du guide du parfait nègre littéraire. Je violais également l’accord de confidentialité que j’avais signé avec Rhinehart. C’était un suicide professionnel.

— J’ai essayé de vous rappeler à plusieurs reprises, a-t-il repris.

J’ai détecté une nuance de reproche dans sa voix.

De l’autre côté de la rue, les jeunes amoureux étaient sortis de la bijouterie et se dirigeaient vers moi.

— Je sais, ai-je dit, retrouvant enfin ma voix. Veuillez m’excuser. J’ai trouvé votre numéro écrit quelque part. Je ne savais pas que c’était le vôtre. J’ai appelé au hasard. Il ne m’a pas paru correct de vous parler.

— Pourquoi ?

Le couple a longé la voiture. Je les ai suivis du regard. Ils avaient chacun la main glissée dans la poche fessière de l’autre, comme des pickpockets se rencontrant à l’aveugle.

Je me suis lancé :

— Je travaille pour Adam Lang. Je…

— Ne me donnez pas votre nom, m’a-t-il aussitôt interrompu. Ne donnez aucun nom. Restez dans le vague. Où exactement avez-vous trouvé mon numéro ?

Son ton pressant m’a troublé.

— Au dos d’une photographie.

— Quelle sorte de photographie ?

— Une photo d’université de mon client. Elle était en la possession de mon prédécesseur.

— Seigneur, vraiment ?

Ça a été au tour de Rycart de s’interrompre. J’ai entendu des gens applaudir à l’autre bout de la ligne.

— Cela semble vous surprendre.

— Eh bien, disons que ça a un lien avec quelque chose qu’il m’a dit.

— Je viens d’aller voir une autre personne qui apparaît sur la photo. J’ai pensé que vous seriez en mesure de m’aider.

— Pourquoi n’en parlez-vous pas avec votre employeur ?

— Il n’est pas là.

— Évidemment, a-t-il dit avec un sourire satisfait dans la voix. Et où êtes-vous ? Sans vous montrer trop précis ?

— En Nouvelle-Angleterre.

— Pouvez-vous me rejoindre tout de suite dans la ville où je me trouve ? Vous savez où je suis, j’imagine ? Où je travaille ?

— Je suppose, ai-je répondu d’un ton sceptique. J’ai une voiture. Je peux conduire.

— Non, s’est-il empressé de répliquer. Pas en voiture. L’avion est plus sûr que la route.

— C’est ce que prétendent les compagnies d’aviation.

— Écoutez, mon ami, a chuchoté Rycart avec véhémence, je ne plaisanterais pas si j’étais à votre place. Rendez-vous à l’aéroport le plus proche. Prenez le premier avion disponible. Communiquez-moi votre numéro de vol par texto — rien de plus. J’enverrai quelqu’un vous chercher à votre arrivée.

— Mais comment saura-t-on à quoi je ressemble ?

— On ne le saura pas. C’est vous qui trouverez.

Il y a eu une nouvelle salve d’applaudissements en bruit de fond. J’ai voulu présenter une nouvelle objection, mais c’était trop tard. Il avait raccroché.

* * *

Je suis sorti de Belmont sans trop savoir quelle direction je devais prendre. Je vérifiais mon rétroviseur compulsivement toutes les trente secondes, mais je n’aurais pu dire si j’étais suivi. Des voitures différentes surgissaient derrière moi, et aucune ne semblait y rester plus de quelques minutes. Je guettais les pancartes indiquant Boston, et j’ai fini par traverser un grand cours d’eau et par retrouver l’autoroute 95, en la prenant vers l’est.

Il n’était pas encore trois heures de l’après-midi, et la lumière commençait déjà à décliner. Sur ma gauche, les immeubles de bureaux se découpaient en doré rutilant contre le ciel chargé de nuages côtiers tandis que les feux de position des gros avions descendaient sur Logan comme des étoiles filantes. J’ai conservé la même vitesse prudente pendant les trois ou quatre kilomètres restants. Pour ceux qui n’ont jamais eu le plaisir de s’y rendre, l’aéroport Logan est situé au milieu du port de Boston, et l’on y arrive du sud par un long tunnel qui paraît interminable. Alors que la route s’enfonçait sous la ville, je me suis demandé si j’allais réellement me lancer dans toute cette histoire, et mon incertitude était telle que lorsque — un bon kilomètre et demi plus tard — j’ai retrouvé la lumière glauque de l’après-midi, je ne m’étais toujours pas décidé.