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J’ai suivi les panneaux indiquant le parking de longue durée, et je venais juste de reculer sur l’emplacement prévu quand mon portable a sonné. Le numéro de mon correspondant ne me disait rien. J’ai failli ne pas répondre. Puis je me suis ravisé, et une voix péremptoire a demandé :

— Mais qu’est-ce que vous fabriquez ?

C’était Ruth Lang. Elle avait cette présomption de toujours entamer une conversation sans prendre la peine de s’annoncer : un manque d’éducation dont j’étais certain que son mari ne se rendait jamais coupable, pas même lorsqu’il était Premier ministre.

— Je travaille, ai-je répondu.

— Vraiment ? Vous n’êtes pas à votre hôtel.

— Ah bon ?

— Quoi, si ? Ils m’ont dit que vous n’aviez même pas repris de chambre.

J’ai cherché un mensonge qui tienne la route et je suis tombé sur une demi-vérité :

— J’ai décidé d’aller à New York.

— Pour quoi faire ?

— Je voudrais voir John Maddox, pour discuter de la structure du livre, à cause du… (je me suis dit qu’un euphémisme plein de tact serait bienvenu)… changement de circonstances.

— J’étais inquiète pour vous, a-t-elle dit. Je n’ai pas arrêté d’arpenter cette putain de plage toute la journée en réfléchissant à ce dont nous avons discuté hier soir…

— Je ne parlerais pas de ça au téléphone, l’ai-je interrompue.

— Ne vous en faites pas, je m’en garderai bien. Je ne suis pas complètement stupide. C’est juste que, plus je repense à tout ça, plus je suis angoissée.

— Où est Adam ?

— Toujours à Washington, pour autant que je le sache. Il continue d’essayer d’appeler et je continue de ne pas répondre. Quand allez-vous rentrer ?

— Je ne sais pas exactement.

— Ce soir ?

— Je vais essayer.

— Faites-le si vous le pouvez.

Elle a baissé la voix et j’ai imaginé le garde du corps qui se tenait à proximité.

— C’est la soirée de congé de Dep. C’est moi qui ferai la cuisine.

— Est-ce que c’est censé me tenter ?

— Grossier personnage, a-t-elle répliqué avec un rire.

Puis elle a raccroché aussi abruptement qu’elle avait appelé, sans dire au revoir.

J’ai tapoté mon portable contre mes dents. La perspective de confidences au coin du feu avec Ruth, suivies peut-être par un deuxième round de son étreinte vigoureuse, n’était pas sans attrait. Je pouvais rappeler Rycart pour lui dire que j’avais changé d’avis. Indécis, j’ai sorti ma valise de la voiture et l’ai traînée entre les flaques vers le bus qui attendait. Une fois monté, je l’ai coincée contre moi et j’ai examiné le plan de l’aéroport. À ce moment-là, une autre possibilité s’est encore présentée à moi. Le terminal B — le vol pour New York et Rycart — ou le terminal E : les départs internationaux avec un vol de nuit pour Londres ? Je n’avais pas encore envisagé cette solution. J’avais mon passeport ; tout ce qu’il me fallait. Je pouvais juste tirer ma révérence.

B ou E ? J’ai sérieusement pesé le pour et le contre. J’avais l’impression d’être un rat de laboratoire dans un labyrinthe, sans cesse confronté à des alternatives, et choisissant sans cesse la mauvaise solution.

Les portes du bus se sont ouvertes avec un gros soupir.

Je suis descendu au terminal B, j’ai acheté un billet, envoyé un texto à Rycart et pris le vol navette US Airways pour La Guardia.

* * *

Sans qu’on sache pourquoi, notre avion a été retardé sur la piste. Nous avons quitté le terminal d’embarquement à l’heure, mais nous sommes arrêtés à l’entrée de la piste, nous écartant très courtoisement pour laisser passer toute la file des avions qui arrivaient derrière nous. Il s’est mis à pleuvoir. J’ai regardé par le hublot l’herbe aplatie et les couches soudées de mer et de ciel. Des veines d’eau transparentes palpitaient contre le verre. Chaque fois qu’un avion décollait, la peau mince de la cabine tremblait, et les veines se rompaient avant de se reformer. Le pilote s’est excusé dans les haut-parleurs : il y avait, a-t-il expliqué, un problème avec l’autorisation officielle de décollage. Le ministère de la Sécurité intérieure venait de faire passer son évaluation de la menace terroriste de jaune (moyenne) à orange (élevée), et il nous remerciait de notre patience. Parmi les hommes et femmes d’affaires autour de moi, l’agitation a grandi. Mon voisin a croisé mon regard par-dessus les pages roses de son journal et a secoué la tête.

— C’est de pire en pire, a-t-il commenté.

Puis il a replié son Financial Times, l’a posé sur ses genoux et a fermé les yeux. Le gros titre en était : « Lang gagne le soutien américain », et l’ex-Premier ministre affichait toujours ce sourire béat. Ruth avait raison, il n’aurait pas dû sourire. Ça avait fait le tour du monde.

Ma petite valise se trouvait dans le compartiment à bagages, juste au-dessus de ma tête, et j’avais les pieds sur ma sacoche. Tout était en ordre. Mais je n’arrivais pas à me détendre. Je me sentais coupable, même si je n’avais rien fait de répréhensible. Je m’attendais presque à ce que le FBI fasse irruption dans l’avion et m’en sorte manu militari. Au bout de quarante-cinq minutes, les réacteurs se sont soudain remis à rugir, et le pilote a rompu le silence radio pour nous annoncer que nous avions enfin reçu l’autorisation de décoller, et merci encore de votre compréhension.

Nous avons peiné sur la piste puis nous sommes élevés dans les nuages, et mon épuisement était tel que malgré mon anxiété — ou peut-être à cause d’elle — j’ai sombré dans le sommeil. Je me suis réveillé avec un sursaut en sentant quelqu’un se pencher au-dessus de moi, mais ce n’était que l’hôtesse, qui vérifiait que ma ceinture était bien attachée. J’ai cru n’avoir été inconscient que quelques secondes, mais la pression dans mes oreilles m’a indiqué que nous nous apprêtions déjà à atterrir à La Guardia. Nous avons touché la piste à dix-huit heures six précises — je me souviens de l’heure exacte pour l’avoir vérifiée sur ma montre — et, à dix-huit heures vingt, j’ai évité la foule qui attendait avec impatience près du tapis à bagages pour me diriger vers l’entrée de la salle des arrivées.

C’était l’heure de pointe du début de soirée, et les gens avaient hâte d’arriver en ville ou de rentrer chez eux pour le dîner. J’ai passé en revue la diversité ahurissante des visages, me demandant si Rycart s’était décidé à venir lui-même m’accueillir, mais je n’ai reconnu personne. La file habituelle de chauffeurs lugubres attendait, chacun portant le nom de son passager plaqué contre la poitrine. Ils regardaient droit devant eux, évitant de croiser votre regard, pareils à des suspects lors d’une séance d’identification, alors que moi, dans le rôle du témoin nerveux, je marchais devant eux et les examinais attentivement, craignant de me tromper. Rycart avait laissé entendre que je reconnaîtrais la bonne personne quand je la verrais, et c’est ce qui s’est passé, et mon cœur a bien failli s’arrêter. Il se tenait à l’écart des autres, dans son espace particulier — visage blême, cheveux noirs, grand, costaud, la petite cinquantaine, vêtu d’un complet de confection mal ajusté —, et il tenait une ardoise sur laquelle était écrit à la craie « Mike McAra ». Ses yeux eux-mêmes étaient tels que j’avais imaginé ceux de McAra : rusés et incolores.

Il mâchait du chewing-gum. Il a indiqué ma valise d’un mouvement de tête.

— C’est tout ce que vous avez.

C’était une constatation, pas une question, mais ça ne m’a pas dérangé. Je n’avais jamais été aussi heureux de ma vie d’entendre un accent new-yorkais. Il a tourné les talons, et je l’ai suivi jusqu’au bout du hall puis dans le tohu-bohu de la nuit : cris, coups de sifflet, claquements de portières, bagarres pour les taxis, sirènes lointaines.