— Sa femme m’a dit plus ou moins la même chose.
— Eh bien voilà. Si quelqu’un d’aussi incisif que Ruth n’arrive pas à le cerner — et elle est quand même mariée avec lui, bon sang —, quel espoir avons-nous d’y arriver un jour ? Cet homme est un mystère. Merci.
Rycart a pris le verre d’eau. Il a bu pensivement, en m’étudiant.
— On dirait que vous avez commencé à percer le personnage, pourtant.
— J’ai plutôt l’impression que c’est moi qui suis en train de me vider, pour être franc.
— Asseyons-nous, a proposé Rycart en me tapant sur l’épaule, et vous allez me raconter tout ça.
Le geste m’a rappelé Lang. Le charme des grands hommes. J’avais le sentiment d’être du menu fretin nageant au milieu des requins. J’allais devoir rester sur mes gardes. Je me suis assis avec précaution dans Fun des deux petits fauteuils, tout aussi beiges que les murs. Rycart s’est installé en face de moi.
— Alors, a-t-il dit. Par quoi commençons-nous ? Vous savez qui je suis. Qui êtes-vous ?
— Je suis un nègre professionnel, ai-je répondu. J’ai été engagé pour réécrire les mémoires de Lang après la mort de Mike McAra. Je ne connais rien à la politique. C’est un peu comme si je venais de passer à travers le miroir.
— Dites-moi ce que vous avez découvert.
Même moi, je n’étais pas assez bête pour ça. J’ai pesé le pour et le contre avant de répliquer :
— Et si vous me parliez d’abord de McAra ?
— Si vous voulez, a dit Rycart avec un haussement d’épaules. Que puis-je dire ? Mike était professionnel jusqu’au bout des ongles, il vous aurait suffi d’épingler une cocarde sur cette valise et de lui dire que c’était le chef du parti pour qu’il la suive. Tout le monde s’attendait à ce que Lang le mette à la porte quand il est devenu chef du parti, et qu’il amène un homme à lui. Mais Mike était trop utile, il connaissait le parti comme sa poche. Que voulez-vous savoir d’autre ?
— Quelle sorte de personne était-il ?
— Quelle sorte de personne il était ?
Rycart m’a adressé un regard interloqué. On aurait dit que c’était la question la plus bizarre qu’on lui eût jamais posée.
— Eh bien, il n’avait pas de vie en dehors de la politique, si c’est ce à quoi vous pensez. Lang était donc tout pour lui — femme, gosses, amis. Quoi d’autre ? Il était maniaque, obsédé par les détails. Pratiquement tout ce qu’Adam n’est pas, Mike l’était. Peut-être est-ce pour ça qu’il a duré aussi longtemps, pendant tout le séjour au 10 Downing Street et encore après, alors que tous les autres avaient depuis longtemps touché les dividendes et étaient partis s’enrichir ailleurs. Pas de poste ronflant dans de grandes entreprises pour notre Mike. Il était d’une loyauté irréprochable envers Adam.
— Pas si irréprochable que ça. Pas s’il était en contact avec vous, ai-je objecté.
— Ah, mais ça, c’était à la toute fin. Vous avez mentionné une photographie. Puis-je la voir ?
Lorsque j’ai sorti l’enveloppe, son visage affichait la même expression avide que celui d’Emmett, mais quand il a vu la photo, il n’a pu dissimuler sa déception.
— C’est tout ? a-t-il dit. Rien qu’une bande de gosses de riches en train d’exécuter un numéro de comédie musicale ?
— C’est un peu plus intéressant que ça, ai-je assuré. Pour commencer, pourquoi votre numéro de téléphone figure-t-il au dos de cette photo ?
Rycart m’a adressé un regard rusé.
— Pourquoi devrais-je vous aider, exactement ?
— Pourquoi devrais-je vous aider, exactement ?
Nous nous sommes affrontés du regard. Il a fini par se fendre d’un large sourire, découvrant de grandes dents blanches et éclatantes.
— Vous auriez dû faire de la politique, a-t-il déclaré.
— J’ai les meilleurs maîtres.
Il a reçu le compliment avec un petit hochement de son épaisse crinière. La vanité, voilà donc quel était son point faible. J’imaginais sans peine avec quelle adresse Lang avait dû le flatter, et quel coup son limogeage avait été pour son ego. Et maintenant, avec son visage mince, son nez en bec d’aigle et ses yeux perçants, il était aussi avide de vengeance qu’un amoureux éconduit. Il s’est levé pour aller ouvrir la porte. Il a vérifié le couloir, des deux côtés. Lorsqu’il est revenu, il s’est dressé devant moi et a pointé son doigt hâlé droit sur mon visage.
— Si vous me doublez, a-t-il dit, je vous le ferai payer. Et si vous doutez de ma capacité à entretenir une rancune et à rendre à quelqu’un la monnaie de sa pièce, demandez à Adam Lang.
— Parfait, ai-je acquiescé.
Il était à présent trop agité pour s’asseoir, et c’est encore une chose dont je ne me suis aperçu qu’à cet instant : il était sous pression. On pouvait reconnaître ça à Rycart : il fallait un certain courage pour traîner son ancien chef de parti et Premier ministre devant une cour de justice pour crimes de guerre.
— Cette histoire de CPI, a-t-il dit en tournant en rond devant le lit, ça ne fait les gros titres que depuis cette semaine, mais permettez-moi de vous dire que je prépare ça en coulisse depuis des années. L’Irak, la remise des prisonniers, la torture, Guantanamo… tout ce qui a été commis au nom de cette prétendue guerre contre le terrorisme est illégal au regard du droit international, de la même façon que tout ce qui s’est passé au Kosovo ou au Liberia. La seule différence, c’est que cette fois c’est nous qui avons agi. Cette hypocrisie est écœurante.
Il a paru se rendre compte qu’il s’engageait dans un discours qu’il avait déjà prononcé trop souvent, et il s’est repris :
— Quoi qu’il en soit, la rhétorique est une chose, et les preuves en sont une autre. Je sentais que le climat politique changeait, et que cela allait dans le bon sens. Chaque fois qu’une bombe explosait, chaque fois qu’un nouveau soldat se faisait tuer, chaque fois qu’il devenait un peu plus évident que nous avions déclenché une nouvelle guerre de Cent Ans sans avoir la moindre idée de la façon d’en finir, cela apportait de l’eau à mon moulin. Il n’était plus inconcevable qu’un dirigeant occidental puisse finir dans le box des accusés. Plus la pagaille qu’il avait laissée derrière lui empirait, plus les gens étaient prêts à accepter la vérité — plus ils avaient envie de la connaître. Tout ce dont j’avais besoin, c’était d’une preuve, une seule, qui puisse répondre aux standards légaux — un simple document signé de sa main aurait fait l’affaire — et je n’en avais pas.
« Et puis, brusquement, juste avant Noël, elle était là. Je l’avais entre les mains. Elle était arrivée par la poste. Sans même une lettre d’explication. “Top Secret : Note de service du Premier ministre au ministre de la Défense.” Elle datait d’il y a cinq ans, rédigée à l’époque où j’étais encore ministre des Affaires étrangères, mais je ne me doutais même pas de son existence. Si ça n’était pas une preuve tangible… bon sang, il ne pouvait y avoir plus explicite ! Un ordre de mission du Premier ministre britannique spécifiant que ces quatre pauvres types devaient être enlevés au Pakistan par le SAS puis remis à la CIA.
— Un crime de guerre, ai-je précisé.
— Un crime de guerre, a-t-il confirmé. Pas un bien gros, je vous l’accorde, mais, et alors ? Au bout du compte, Al Capone n’a pu se faire coincer que pour fraude fiscale. Ça n’empêche pas que c’était un gangster. J’ai procédé à quelques vérifications discrètes pour m’assurer que le document était bien authentique, puis je l’ai porté moi-même à La Haye.