— C’est bon, l’ai-je interrompu en levant la main. J’ai compris le message.
— J’ai des amis à Washington qui n’arrivent pas à croire que Lang ait pu conduire sa politique étrangère de la sorte. Je veux dire par là qu’ils sont gênés par son soutien inconditionnel et par la contrepartie ridicule qu’il en a tirée. Et où tout cela nous a-t-il menés ? À nous laisser entraîner dans une prétendue guerre impossible à gagner, à accepter des méthodes que nous nous refusions à employer même contre les nazis !
Rycart a émis un rire amer et secoué la tête.
— Vous savez, d’une certaine façon, je suis presque soulagé de découvrir qu’il y a peut-être une explication rationnelle à tout ce que nous avons pu fabriquer au gouvernement pendant qu’il était Premier ministre. Quand on y réfléchit, l’autre explication est encore pire. Au moins, s’il travaillait pour la CIA, il y avait une logique. Maintenant, a-t-il ajouté en me gratifiant d’une tape sur le genou, la question est de savoir ce que nous allons en faire.
L’emploi de la première personne du pluriel ne me disait rien de bon.
— Eh bien, ai-je avancé en plissant légèrement les yeux. Je suis dans une position délicate. Je suis censé l’aider à écrire ses mémoires. Et je suis dans l’obligation légale de ne rien divulguer à quiconque de ce que je peux apprendre au cours de mon travail.
— Il est trop tard pour reculer.
Ça ne me disait rien de bon non plus.
— Mais nous n’avons aucune preuve, ai-je fait remarquer. Nous ne sommes même pas certains qu’Emmett était bien à la CIA, sans parler du fait qu’il ait recruté Lang. Enfin… comment ce genre de relation était-elle censée fonctionner une fois que Lang est arrivé Downing Street ? Il aurait eu un émetteur radio caché dans le grenier, ou quoi ?
— Cela n’a rien d’une plaisanterie, mon ami, a répliqué Rycart. Je sais un peu comment ces choses fonctionnent, depuis le temps où j’étais aux Affaires étrangères. Il est assez facile d’entretenir un contact. Tout d’abord, Emmett venait sans cesse à Londres, à cause d’Arcadia. C’était la couverture parfaite. En réalité, je ne serais pas surpris que toute cette institution n’ait été créée que dans le but de fournir une couverture permettant de manœuvrer Lang. Le calendrier concorde. Ils peuvent avoir eu recours à des intermédiaires.
— Mais il n’y a toujours pas de preuves, ai-je répété. Et, à part si Lang avoue, ou si Emmett avoue, ou si la CIA ouvre leurs dossiers, il n’y en aura jamais.
— Alors vous n’avez qu’à trouver des preuves, a tout simplement rétorqué Rycart.
— Quoi ?
Ma lèvre inférieure s’est affaissée. Tout en moi s’est affaissé.
— Vous êtes dans la position idéale, a poursuivi Rycart, il vous fait confiance. Il vous laisse lui poser toutes les questions possibles. Il vous permet même de taper ses réponses. Vous pouvez lui faire dire des choses. Nous allons devoir mettre au point une série de questions qui le piègent peu à peu, jusqu’au moment où vous lui soumettrez directement le problème, et nous verrons comment il réagit. Il niera, mais cela n’a pas d’importance. Il suffira de lui présenter les preuves pour poser cette histoire en fait établi.
— Non, absolument pas. Les bandes restent sa propriété.
— Mais si, bien sûr. Les bandes peuvent être citées par le tribunal des crimes de guerre comme preuves de sa complicité directe avec le programme de remise de prisonniers à la CIA.
— Et si je n’enregistre aucune bande ?
— Dans ce cas, je suggérerai à la procureur de vous citer vous à comparaître.
— Ah, ai-je répliqué, l’air matois. Mais si je nie toute l’histoire ?
— Alors je lui remettrai ceci, a dit Rycart, qui a ouvert sa veste pour me montrer le petit micro épinglé sur le devant de sa chemise, un fil courant dans sa poche intérieure. Frank enregistre chaque mot en bas, dans le hall, n’est-ce pas, Frank ? Oh, allez ! Ne prenez pas cet air étonné. Qu’est-ce que vous attendiez ? Que je rencontre un parfait étranger qui travaille pour Lang sans prendre la moindre précaution ? Sauf que vous ne travaillez plus pour Lang.
Il a souri en montrant à nouveau cette rangée de dents d’un blanc plus éclatant que tout ce que la Nature pouvait produire.
— Maintenant, vous travaillez pour moi.
QUINZE
« Les auteurs ont besoin de nègres qui ne leur demanderont pas d’explications mais se contenteront d’écouter ce qu’ils ont à dire et de comprendre pourquoi ils ont fait ce qu’ils ont fait. »
Quelques secondes se sont écoulées, et je me suis mis à jurer, profusément et avec une grande richesse de vocabulaire. Je jurais contre Rycart et ma propre stupidité, contre Frank, qui devrait un jour transcrire l’enregistrement. Je jurais contre la procureur des crimes de guerre, contre la Cour pénale internationale, les juges, les médias. Et j’aurais continué ainsi encore longtemps si mon téléphone ne s’était pas mis à sonner — pas celui qu’on m’avait donné pour appeler Rycart, mais celui que j’avais apporté de Londres. Inutile de dire que j’avais oublié de l’éteindre.
— Ne répondez pas, a averti Rycart. Ça les conduirait tout droit à nous.
J’ai vérifié le numéro d’appel.
— C’est Amelia Bly, ai-je constaté. Ce pourrait être important.
— Amelia Bly, a répété Rycart, un mélange de respect et de désir dans la voix. Cela fait un moment que je ne l’ai pas vue.
Il a hésité : il était évident qu’il mourait d’envie de savoir ce qu’elle voulait.
— Si vous êtes sur écoute, ils vous localiseront à cent mètres près, et cet hôtel est le seul endroit où vous pouvez vraisemblablement vous trouver.
Le téléphone continuait à vibrer dans ma paume tendue.
— Eh bien, allez vous faire voir, ai-je répliqué. Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous.
J’ai pressé la touche verte.
— Allô, Amelia, ai-je dit.
— Bonsoir, a-t-elle répondu d’une voix sèche comme un coup de trique. Adam veut vous parler.
J’ai articulé « C’est Adam Lang » à l’adresse de Rycart et j’ai agité la main pour l’avertir de ne rien dire. Un instant plus tard, la voix standard familière de Lang m’a rempli l’oreille :