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J’ai retrouvé le téléphone portable qu’il m’avait donné, et je l’ai jeté par la fenêtre.

Le lendemain, jour prévu pour ma sortie de l’hôpital, Rick est venu de New York pour me dire au revoir et me conduire à l’aéroport.

— Tu veux d’abord la bonne nouvelle, ou la bonne nouvelle ? a-t-il demandé.

— Je ne suis pas certain que nous ayons la même conception de ce qu’est une bonne nouvelle.

— Sid Kroll vient d’appeler. Ruth Lang veut toujours que ce soit toi qui finisses les mémoires, et Maddox t’accordera un mois supplémentaire pour travailler sur le manuscrit.

— Et la bonne nouvelle, c’est ?

— Oh, très malin. Écoute, ne prends pas ça de haut. Ça risque de marcher du tonnerre. C’est la voix d’outre-tombe d’Adam Lang. Tu n’es plus obligé de travailler ici : tu pourras finir le boulot à Londres. Au fait, tu as une mine affreuse.

— Sa voix d’outre-tombe ? ai-je répété, incrédule. Alors maintenant, je devrais être l’écrivain de l’ombre d’un type qui est au royaume des ombres ?

— Allons, c’est une situation riche de possibilités. Réfléchis. Tu pourras écrire ce que tu voudras, dans les limites du raisonnable. Personne ne sera là pour t’en empêcher. Et puis tu l’aimais bien, non ?

J’ai réfléchi. En fait, je n’avais fait que ça depuis que je n’étais plus sous l’effet des sédatifs. Pire que la douleur qui me vrillait les yeux et les oreilles ; pire même que ma peur de ne jamais sortir vivant de cet hôpital, j’éprouvais un terrible sentiment de culpabilité. Cela peut paraître curieux, étant donné ce que j’avais appris, mais je n’arrivais pas à trouver en moi le moindre sentiment d’autojustification ni la moindre rancœur contre Lang. C’était moi le fautif. Ce n’était pas seulement que j’avais trahi mon client, tant d’un point de vue personnel que professionnel : c’était la succession d’événements que mes actes avaient déclenchée. Si je n’étais pas allé voir Emmett, Emmett n’aurait pas pris contact avec Lang pour l’avertir au sujet des photos. Lang n’aurait peut-être alors pas été aussi pressé de revenir à Martha’s Vineyard le soir même pour voir Ruth. Je n’aurais pas eu à lui parler alors de Rycart. Alors, alors… ? Cela n’avait cessé de me ronger tandis que j’étais allongé dans les ténèbres. Je n’arrivais tout simplement pas à effacer le teint blafard qu’avait pris le visage de Lang dans l’avion, tout à la fin.

« Mme Bly se demande si M. Lang n’a pas reconnu son assassin et ne s’est pas dirigé délibérément vers lui en sachant que quelque chose de ce genre risquait de se produire… »

— Oui, ai-je dit à Rick. Oui, je l’aimais bien.

— Eh bien voilà. Tu lui dois bien ça. Et puis, il y a un autre détail à prendre en considération.

— Qui est ?

— Sid Kroll a prévenu que si tu ne remplissais pas tes obligations contractuelles et ne finissais pas le livre, ils te colleraient un procès au cul.

* * *

Je suis donc rentré à Londres et, durant les six semaines qui ont suivi, je ne suis guère sorti de mon appartement, sauf une fois, au début, pour aller dîner avec Kate. Nous nous sommes retrouvés dans un restaurant de Notting Hill Gate, soit exactement entre nos deux appartements — en terrain aussi neutre que la Suisse, et à peu près aussi cher. La façon dont Adam Lang était mort semblait avoir étouffé jusqu’à son hostilité, et m’avait, j’imagine, conféré une sorte de prestige en tant que témoin oculaire. J’avais décliné tout un tas de demandes d’interview, de sorte qu’elle était la première, en dehors des agents du FBI et du MIS, à qui je décrivais ce qui s’était passé. J’avais terriblement envie de lui raconter ma dernière conversation avec Lang. Je l’aurais fait. Mais comme souvent avec ce genre de choses, au moment où j’allais me lancer, le serveur est arrivé pour nous parler du dessert et, lorsqu’il s’est retiré, Kate a déclaré qu’elle avait quelque chose à me dire d’abord.

Elle allait se marier.

Je dois avouer que ça a été un choc. L’autre type ne me plaisait pas. Vous sauriez qui c’est si je vous donnais son nom : beau mec, un visage taillé à coups de serpe, habité, c’est un spécialiste des voyages en coup de vent dans les pires coins du monde, d’où il revient avec des descriptions déchirantes de la souffrance humaine, le plus souvent la sienne.

— Félicitations, ai-je dit.

Nous avons sauté le dessert. Notre histoire, notre relation — notre truc, quel qu’il fût — s’est achevée dix minutes plus tard, sur le trottoir, devant le restaurant, avec une bise sur la joue.

— Tu allais me dire quelque chose, a-t-elle rappelé juste avant de monter dans le taxi. Pardon de t’avoir coupé. Mais je ne voulais pas que tu dises quelque chose de trop, tu sais, personnel, sans que tu saches d’abord où j’en étais, et…

— Ça ne fait rien, ai-je assuré.

— Tu es sûr que ça va ? Tu parais… différent.

— Je vais très bien.

— Si tu as besoin de moi, je serai toujours là pour toi.

— Tu seras là ? ai-je dit. Je ne sais pas pour toi, mais moi, pour l’instant, je suis ici. C’est où, là ?

Je lui ai ouvert la portière du taxi. Je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre que l’adresse qu’elle donnait au chauffeur n’était pas celle de son appartement.

Après cela, je me suis retiré du monde. Je passais toutes mes heures de veille avec Lang, et, maintenant qu’il était mort, je découvrais que j’avais enfin trouvé sa voix. Chaque matin, j’avais davantage l’impression de m’asseoir devant un oui-ja que devant mon clavier. Quand mes doigts tapaient une phrase qui sonnait mal, je les sentais presque physiquement attirés vers la touche Supprimer. J’étais comme un dialoguiste qui produirait des répliques en ayant à l’esprit une star particulièrement exigeante : je savais qu’il aurait pu dire ceci, mais pas cela ; qu’il aurait pu jouer cette scène-là, mais jamais celle-ci.

La structure générale du livre en est restée aux seize chapitres de McAra, et ma méthode a été de toujours travailler avec le manuscrit original à ma gauche : de le retaper entièrement et, tandis qu’il passait par mes doigts et mon cerveau pour entrer dans mon ordinateur, de le débarrasser de tous les clichés maladroits de mon prédécesseur. Je n’ai pas mentionné Emmett, bien entendu, et j’ai même coupé la citation anodine qui ouvrait le dernier chapitre. L’image d’Adam Lang que je présentais au monde était très conforme au personnage qu’il avait toujours choisi d’interpréter : celle du garçon lambda qui tombe dans la politique presque par hasard et qui accède au pouvoir parce qu’il n’obéit à aucun clan ni aucune idéologie. J’ai raccordé cette version avec la chronologie en suivant la suggestion de Ruth qui voulait que Lang se soit tourné vers la politique pour sortir de la dépression où il avait sombré en arrivant à Londres. Je n’ai pas eu trop besoin de faire vibrer la corde sensible. Lang était mort, tout de même, et le fait que le lecteur connaisse déjà la fin de l’histoire imprégnait toute l’autobiographie — j’estimais que cela devrait suffire à contenter les plus morbides. Il demeurait cependant utile de présenter une page ou deux de lutte héroïque contre ses démons intérieurs, etc.