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C’était absurde d’espérer me prendre au piège dans un endroit pareil, à moins de ne rien connaître de mon pouvoir dès que je prends pied sur un des mondes que j’ai faits. Tout s’allierait à moi si je retournais sur Illyria, le monde que j’avais placé il y a bien des siècles là où il est, le monde qui renferme l’Ile des Morts, mon Ile des Morts.

Et j’y retournerais, je le savais. Ruth, et l’éventualité de Kathy… Cela rendait inévitable mon retour à cet étrange Éden que j’avais jadis édifié. Ruth et Kathy… Je n’aimais pas juxtaposer les deux images, mais il le fallait. Elles n’avaient jamais eu pour moi une existence simultanée, et maintenant cette impression ne me plaisait pas. J’irais là-bas, et celui qui me tendait ce piège aurait brièvement le temps de s’en repentir avant de séjourner sur l’Ile des Morts pour l’éternité.

J’ai écrasé le mégot de ma cigarette et suis sorti de la maison en verrouillant la porte. Puis je suis retourné au Spectrum. Subitement j’avais faim.

Je me suis habillé pour dîner et suis descendu dans le hall. J’avais remarqué un petit restaurant qui avait l’air correct à gauche en sortant. Malheureusement il venait de fermer. J’ai donc demandé à la réception où je pouvais aller pour faire un repas valable.

— À la Tour Bartol, sur la baie, a dit l’employé de nuit en étouffant un bâillement. C’est ouvert encore pour plusieurs heures.

Il m’a indiqué comment m’y rendre, et je suis parti, et c’est comme ça que j’ai raflé ma part sur l’affaire des pipes de bruyère. Ridicule est un mot qui convient mieux qu’étrange, mais tout le monde vit à l’ombre du Grand Arbre, n’est-ce pas ?

Je suis arrivé, et j’ai donné à garer mon glisseur à un uniforme que je vois partout où je vais, surmonté d’une face souriante, ouvrant devant moi des portes que je peux ouvrir moi-même, me tendant une serviette dont je n’ai pas besoin, me retirant un porte-documents que je ne tiens pas à déposer, la main droite à hauteur de la ceinture, prête à se retourner la paume en l’air au moindre scintillement de métal ou crissement de papier du type approprié, avec de larges poches pour enfouir les articles en question. Il me suit depuis mille ans, et ce n’est pas tellement l’uniforme qui m’irrite. C’est ce putain de sourire, qui est déclenché par une seule chose. Mon glisseur a été déplacé un peu plus loin et laissé entre deux lignes peintes. Car nous sommes tous des touristes.

Il fut un temps où les pourboires servaient uniquement à rémunérer des services qu’on voulait voir accomplir avec diligence et efficacité, et où ils tenaient lieu de suppléments de salaire pour certaines catégories mal payées de travailleurs. C’était un phénomène compris et accepté. Ce fut le tourisme au siècle de ma naissance, à la suite du fait que dans les pays sous-développés chaque touriste était un gibier, qui établit le précédent, plus tard étendu à tous les pays, y compris ceux des touristes eux-mêmes, des bénéfices gagnés par les porteurs d’uniforme qui font pour vous avec le sourire ce que vous ne leur demandez pas. Voilà l’armée qui a conquis le monde. Après cette révolution pacifique survenue au XXe siècle, nous sommes tous devenus des touristes à l’instant où nous posions le pied hors de nos demeures, des citoyens inférieurs, exploités sans merci par les légions souriantes qui avaient sournoisement conquis la suprématie.

Maintenant, dans chaque ville où je m’aventure, les uniformes se ruent vers moi, époussettent les pellicules sur mon col, me mettent de force une brochure dans la main, me récitent le dernier bulletin météo, prient pour mon âme, jettent sur les flaques des tremplins où poser le pied, essuient mon pare-brise, tiennent au-dessus de ma tête une ombrelle les jours de soleil et un parapluie les jours de pluie, allument un flash à infrarouges et ultraviolets devant moi les jours de nuages, retirent la bourre de coton de mon bouton au niveau abdominal, me brossent le dos, me pomponnent la nuque, me remontent la braguette, me lustrent les chaussures et sourient – tout cela avant que j’aie le temps de protester – la main droite à hauteur de la ceinture. Comme notre univers serait heureux si tout le monde portait des uniformes scintillants et crissants. Nous serions tous obligés de nous sourire les uns aux autres.

J’ai pris l’ascenseur jusqu’au soixantième étage, où se trouvait le restaurant. Je me suis rendu compte que j’aurais dû téléphoner pour réserver. L’endroit était bondé. J’avais oublié que le lendemain était jour férié sur Driscoll. L’hôtesse a pris mon nom et m’a annoncé quinze à vingt minutes d’attente. J’en ai profité pour aller commander une bière à l’un des deux bars.

Je regardais autour de moi en buvant, et j’ai tout à coup aperçu à l’autre bar un gros visage qui me semblait vaguement familier, flottant dans la lumière estompée. Après avoir mis une paire de lunettes spéciales qui font office de télescope, j’ai observé ce visage qui se présentait maintenant de profil. Le nez et les oreilles étaient bien conformes. Les cheveux n’avaient pas la même couleur et le teint était plus foncé, mais c’est le genre de chose qu’il est facile d’obtenir.

Je me levais pour me rendre là-bas quand un serveur m’a arrêté en disant qu’on ne pouvait pas quitter le bar avec son verre. J’ai répondu que j’allais à l’autre bar, et il m’a proposé de porter mon verre, avec le sourire, la main à hauteur de la ceinture. Pensant que ça ne me reviendrait pas plus cher d’en commander un autre, je lui ai dit qu’il pouvait aussi bien le boire à ma place.

L’homme était seul devant un petit verre empli d’une liqueur brillante. J’ai ôté mes lunettes et les ai rangées en m’approchant de lui, et j’ai dit d’une fausse voix de tête :

— Puis-je me joindre à vous, Mr Bayner ?

Il a eu un léger sursaut qui fit trembloter la graisse de son visage. La seconde d’après il me photographiait avec ses yeux de pie, et je savais qu’à l’intérieur de sa tête des rouages se mettaient à tourner comme les roues d’une bicyclette d’exercice actionnée par un démon.

— Vous devez faire erreur… a-t-il commencé avant de s’interrompre avec un sourire et un froncement de sourcil. Non, c’est moi qui me trompe. Mais ça faisait longtemps, Frank, et nous avons changé tous les deux.

— Tout au moins dans nos tenues de voyage, ai-je déclaré de ma voix normale en prenant place à côté de lui.

Il a attiré l’attention d’un serveur aussi facilement que s’il le prenait au lasso, tout en me demandant :

— Qu’est-ce que vous boirez ?

— De la bière. N’importe quelle marque.

Le serveur, qui avait entendu, est reparti avec un signe d’assentiment.

— Vous avez dîné ?

— Non, j’attendais une table quand je vous ai aperçu.

— Moi, j’ai déjà mangé. Si je ne m’étais pas senti l’envie d’un verre avant de partir, je vous aurais manqué.

— Quelle coïncidence, ai-je dit, avant d’ajouter : Vert Vert.

— Qui ?

— Verde Verde. Grün Grün.

— Je crains de ne pas comprendre. Est-ce un code que je dois connaître ?

J’ai haussé les épaules :

— Disons que c’est une prière pour venir à bout de mes ennemis. Quoi de neuf ?

— Maintenant que vous êtes ici, il faut que nous parlions, bien sûr. Je peux vous tenir compagnie ?

— Certainement.

Quand on a appelé Larry Conner, nous avons donc gagné une table dans l’une des innombrables salles à manger qui remplissaient cet étage de la tour. Par nuit claire, la vue sur la baie aurait été agréable, mais le ciel était couvert et, à part les lumières de quelques balises et le faisceau rapide d’un phare, rien ne brillait sur les eaux sombres de l’océan. Bayner, ayant décidé que son appétit lui revenait, a commandé un nouveau repas. Avant d’avoir fini mon steak, je l’ai vu engloutir une platée de spaghetti et de saucisses, qu’il fit suivre d’une tarte au fromage et d’un café.