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— Ah ! c’était fameux ! s’est-il exclamé en insérant un cure-dent dans la portion supérieure du premier sourire que je lui voyais depuis environ quarante ans.

— Un cigare ? ai-je proposé.

— Volontiers, merci.

Fin du curage de dents, allumage des cigares, el l’addition a fait son apparition. J’emploie toujours cette méthode quand il y a du monde et que l’addition se fait attendre. Un cigare allumé, un nuage de fumée bleutée, et le garçon survient comme par enchantement.

— Laissez, c’est pour moi, a-t-il proposé.

— Absolument pas. Vous êtes mon invité.

— Comme vous voudrez.

Après tout, Bill Bayner est le 45e sur la liste des hommes les plus riches de la galaxie. Ce n’est pas tous les jours que j’ai la chance de dîner avec des gens qui ont réussi.

Au moment de partir il m’a dit :

— Allons quelque part où nous pourrons parler tranquilles. Je vous conduis.

Nous avons pris son glisseur, laissant derrière nous un uniforme à la tête renfrognée, nous avons passé vingt minutes à faire des détours pour semer d’hypothétiques suiveurs, et nous avons fini par aboutir à un immeuble résidentiel non loin de la Tour Bartol. En y entrant, il a échangé un salut avec le portier auquel il a demandé :

— Vous croyez qu’il pleuvra demain ?

— C’est dégagé, a répondu l’homme.

Nous sommes alors montés au sixième étage. Les murs du couloir étaient incrustés de pierres précieuses synthétiques, dont certaines devaient dissimuler des objectifs de caméras. En s’arrêtant devant une porte d’aspect normal, il a frappé trois coups, puis deux fois de suite deux coups. Il changerait le code le lendemain, je le savais. Un jeune homme en noir au visage maussade a ouvert, puis s’est éclipsé comme Bayner lui désignait le couloir du pouce, par-dessus son épaule. Une fois à l’intérieur, il a verrouillé la porte non sans me laisser le temps de voir l’épaisseur d’un blindage entre les deux revêtements de faux bois. Durant les cinq ou dix minutes qui ont suivi, après un signe m’enjoignant de me taire, il a promené dans tous les recoins un nombre impressionnant de détecteurs, à la recherche de micros cachés. Puis, avec un soupir, il a retiré sa veste en l’accrochant au dossier d’une chaise et s’est tourné vers moi :

— Bon, nous pouvons parler. Vous prenez un verre ?

— Vous êtes sûr que je pourrai le boire sans danger ?

Après un temps de réflexion, il a lâché :

— Oui.

— Alors un bourbon à l’eau si vous en avez.

Il est passé dans la pièce à côté et en est revenu au bout d’une minute avec deux verres. Le sien devait probablement contenir du thé, s’il comptait parler affaires. Pour ma part c’était le moindre de mes soucis.

— Alors, de quoi s’agit-il ? lui ai-je demandé.

— Bon sang, c’est donc vrai, tout ce qu’on raconte sur vous ? Comment diable avez-vous su ?

Je me suis contenté de hausser les épaules.

— Mais je vous préviens, a-t-il poursuivi, vous ne m’aurez pas cette fois-ci, vous ne me referez pas le coup des franchises minières de Véga.

— Je ne vois pas de quoi vous parlez.

— Il y a six ans.

Je me suis mis à rire :

— Vous savez, je ne fais pas très attention à ce que devient mon argent, tant que j’en ai à ma disposition. Mes hommes d’affaires s’en occupent pour moi. Si j’ai ramassé un paquet sur Véga il y a six ans, c’est que l’un d’eux a fait ce qu’il fallait pour ça. Je ne passe pas mon temps comme vous à couver ma fortune. Je me décharge de ce soin sur les autres.

— Mais oui, mais oui, Frank. Et comme ça vous êtes incognito sur Driscoll et vous vous arrangez pour tomber sur moi justement la veille de la transaction. Qui avez-vous acheté dans mon entourage ?

— Personne, croyez-moi.

Il avait l’air vexé :

— Écoutez, je vous promets que je l’épargnerai. Je le placerai simplement à un poste où il ne pourra plus nuire.

— Je ne suis vraiment pas ici pour affaires. Je vous ai rencontré purement par hasard.

— Je ne sais pas ce que vous avez dans votre manche, mais vous ne me doublerez pas, vous m’entendez ?

— Mais je ne suis même pas dans la course, je vous jure.

Il se frappa du poing la paume de l’autre main :

— Bon sang ! Quand je pense que tout marchait si bien !

— Je n’ai même pas vu la marchandise, ai-je protesté.

Il est sorti de la pièce et est reparu en me montrant une pipe.

— Jolie pipe, ai-je dit.

— Cinq mille, a-t-il annoncé. Et c’est donné.

— Je ne suis pas très amateur de pipe.

— Dix pour cent pour vous, pas un sou de plus. C’est moi qui ai monté ce coup, et vous n’allez pas me le faire foirer.

Alors j’ai vu rouge. Ce salaud qui ne pensait à rien d’autre qu’à se remplir la panse et à entasser ses gros sous ! À ses yeux je devais automatiquement faire la même chose, simplement parce que le Grand Arbre avait un tas de feuilles au nom de Sandow. J’ai lâché :

— Je veux le tiers, sinon j’opère moi-même.

— Le tiers ?

Il a bondi et s’est mis à hurler. Il était heureux que la pièce fût insonorisée et dépourvue de micros. Il y avait longtemps que je n’avais entendu autant de gros mots. Le visage cramoisi, il marchait comme un ours en cage. Et moi, du haut de mon âpreté, de ma cupidité et de mon amoralité, je le regardais fulminer tout en me penchant sur la question des pipes.

Un homme qui a une mémoire comme la mienne a la tête bourrée d’une multitude de faits. Au temps de ma jeunesse, sur Terre, les meilleures pipes étaient faites d’écume ou de bruyère. Les pipes en terre chauffent trop et les pipes en bois se fendillent et brûlent rapidement. Vers la fin du XXe siècle, peut-être sous l’influence de toute une génération grandie à l’ombre des rapports médicaux sur les maladies des voies respiratoires, l’usage de la pipe a plus ou moins subi une renaissance. Au début du siècle suivant, le stock mondial de bruyère et d’écume était largement épuisé. L’écume de mer, ou silicate de magnésium, est une roche sédimentaire qui se présente sous forme de strates composées en partie de coquillages agglomérés au cours des âges ; quand il n’y en a plus, elle est donc irremplaçable. Quant aux pipes de bruyère, elles étaient faites de la racine de l’erica arborea, arbrisseau qui poussait uniquement dans quelques régions proches du bassin méditerranéen et qui devait avoir au moins cent ans d’âge avant de pouvoir être utilisé. La bruyère a été récoltée à outrance, sans que personne se soucie d’une politique de reboisement. En conséquence, des substances comme le pyrolite de carbone servent aujourd’hui à la masse des fumeurs de pipes, mais l’écume et la bruyère n’existent plus que dans les souvenirs et les collections privées. De petits gisements d’écume ont été découverts sur divers mondes et instantanément convertis en trésors. Mais on n’a jamais trouvé de bruyère (ou l’équivalent) nulle part ailleurs que sur Terre. Et de nos jours la majorité des fumeurs s’adonnent à la pipe ; avec nos cigarettes, DuBois et moi faisons partie des excentriques. La pipe que Bayner m’avait fait voir était une belle pipe de bruyère, bien culottée. Par conséquent…