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8

C’était l’aube quand je me suis éveillé, et la pluie continuait de me tremper. J’avais une douleur à la jambe droite, à une vingtaine de centimètres au-dessus du genou – mauvais endroit et mauvaise douleur. Mais la pluie n’était plus que de la pluie. Il n’y avait plus trace d’orage. Le sol avait cessé de trembler. Après avoir réussi à me redresser, toutefois, j’ai oublié la douleur sous l’effet du choc que j’éprouvais.

La plus grande partie de l’île avait disparu et s’était engloutie dans le lac. Ce qui subsistait de mon chef-d’œuvre était méconnaissable. J’étais étendu sur un vaste rebord rocheux, à six mètres à peine au-dessus du niveau de l’eau. Le chalet s’était volatilisé et près de moi gisait un cadavre mutilé. Je m’en suis détourné pour me pencher sur mon sort personnel.

Puis, sous le ciel encore embrasé par les torches du festin sanglant de la nuit, j’ai commencé à retirer, une par une, les pierres amoncelées sur mon corps.

La douleur et la répétition monotone d’une action engourdissent l’esprit, tout en le laissant libre de suivre ses pensées.

Même s’ils étaient de vrais dieux, quelle importance ? Pour moi, ça ne changeait rien. Cela ne m’empêchait pas d’être là, plongé au beau milieu de la condition humaine : dans la douleur et les détritus. Si les dieux existaient vraiment, nous n’étions pour eux que des pions servant à leurs jeux. Eh bien, qu’ils aillent tous se faire voir.

— Et toi y compris, Shimbo, ai-je dit à haute voix. Ne reviens jamais en moi.

À quoi bon chercher un ordre supérieur là où il n’y en a pas ? Ou s’il en existait un, j’en étais exclu. Je me suis lavé les mains dans une flaque d’eau à proximité. Cela rafraîchissait mon doigt brûlé. L’eau était réelle. Ainsi que l’air, la terre et le feu. C’est tout ce que j’avais besoin de savoir. Le reste, ce n’était pas l’essentiel. Inutile de finasser et de se casser la tête. Ce qui compte, c’est ce qu’on peut percevoir par les sens et acheter. Si j’arpentais la baie suffisamment longtemps, je pourrais accaparer le marché de toutes les choses matérielles. Et après, peu importe s’il y avait des Noms dans le coup, c’est à moi que tout appartiendrait. Ils pourraient toujours brailler par-ci, saboter par-là. Ce serait moi le détenteur du Grand Arbre, l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. Je me suis dégagé de la dernière pierre et me suis étiré pendant un moment. J’étais libre.

Il ne me restait plus qu’à repérer un nœud énergétique et à me reposer jusqu’à l’après-midi, en attendant l’arrivée du Model T qui viendrait en scintillant de l’ouest. J’ai ouvert mon esprit et j’en ai senti un qui palpitait quelque part à ma gauche. Après avoir repris des forces, je me suis assis et j’ai saisi ma jambe des deux mains pour la remuer. J’ai laissé se calmer la vague de douleur qui en résultait, puis j’ai coupé la jambe de mon pantalon. J’ai vu qu’il n’y avait pas de blessure externe. J’ai pansé ma jambe du mieux que je l’ai pu en l’absence d’attelle, au-dessus et au-dessous de la fracture, et après m’être tourné lentement sur le ventre, je me suis mis tout aussi lentement à ramper en direction du nœud énergétique, en laissant derrière moi les restes de Shandon détrempés par la pluie.

Tant que le sol restait plat, ma progression n’était pas trop difficile, mais quand j’ai voulu aborder une pente, aussi glissante qu’escarpée, il ne m’est bientôt plus resté assez de souffle même pour pousser des imprécations.

J’ai tourné la tête pour regarder Shandon encore une fois. Le pauvre diable, je ressentais presque de la pitié pour lui. Sa vie avait été un échec, et là il avait presque failli en sortir. Mais c’était comme mon frère, il avait choisi le jeu qu’il ne fallait pas, au mauvais moment et au mauvais endroit. Je me demandais où se trouvaient sa tête et sa main désormais.

Je me suis remis à ramper. Mon but n’était plus éloigné que de quelques centaines de mètres, mais j’avais préféré, pour éviter la pente, faire un détour moins malaisé. À un moment, tout en me reposant, j’ai cru entendre un sanglot étouffé. Mais il avait été si bref que je ne pouvais en être sûr.

Un peu plus tard, je l’ai réentendu derrière moi, plus fort cette fois.

Je me suis arrêté en attendant qu’il se reproduise. Puis j’ai obliqué dans la direction d’où il provenait.

Dix minutes plus tard, je me trouvais devant un gros bloc rocheux situé à la base d’une muraille de pierre et entouré de rochers éparpillés. C’est de là que semblaient venir les sons étouffés, peut-être de l’intérieur d’une caverne. Mais je ne voulais pas perdre mon temps à chercher. J’ai appelé d’une voix forte :

— Hé ! qu’est-ce qui se passe ?

Pas de réponse. J’ai répété mon appel. J’ai alors entendu : « Frank ? » C’était la voix de Dame Karle.

— Tu es là, espèce de garce ? ai-je dit ; La nuit dernière, tu m’envoyais à l’abattoir. Comment te sens-tu maintenant ?

— Je suis enfermée dans une caverne, Frank. Il y a un rocher que je ne peux pas faire bouger.

— C’est un amour de rocher, mon amour. Je le vois de l’autre côté.

— Tu peux me sortir d’ici ?

— Comment y es-tu entrée ?

— Je m’y suis cachée au moment du cataclysme. J’ai essayé de creuser pour sortir, mais je me suis cassé tous les ongles et j’ai les doigts en sang… et je n’arrive même pas à contourner ce rocher…

— Apparemment il n’y a pas d’issue.

— Qu’est-ce qui est arrivé ?

— Tout le monde est mort sauf toi et moi. Il n’y a plus qu’un petit morceau de l’île. Ç’a été un rude combat.

— Tu peux me sortir d’ici ?

— J’aimerais bien pouvoir m’en sortir moi-même.

— Tu es dans une autre caverne ?

— Non, je suis dehors.

— Alors que veux-tu dire ?

— Je parle de m’envoler d’ici et de rentrer chez moi.

— Tu attends de l’aide ?

— Mon astronef est programmé pour venir me chercher. Il sera là cet après-midi.

— À bord tu as peut-être quelque chose pour faire sauter ce rocher.

— Écoute-moi. J’ai une jambe cassée, une main paralysée, et tellement de foulures, d’entorses, d’éraflures et de contusions que je ne peux même pas les compter. J’aurai déjà de la chance si j’arrive à attendre l’astronef sans tourner de l’œil et sombrer dans le sommeil pour une semaine. La nuit dernière, je t’ai donné une occasion de redevenir mon amie. Tu te rappelles ce que tu m’as dit ?

— Oui…

— Eh bien, maintenant c’est ton tour.

J’ai pris appui sur mes coudes pour me permettre de ramper et j’ai commencé à m’éloigner.

— Frank !

Je n’ai pas répondu.

— Frank ! Attends ! Ne t’en va pas ! Je t’en prie !

— Pourquoi pas ? ai-je crié.

— Tu te souviens de ce que tu me disais la nuit dernière ?

— Oui, et je me souviens de ta réponse. Et d’ailleurs, la nuit dernière j’étais quelqu’un d’autre. Tu as eu ta chance et tu n’en as pas profité. Si j’en avais la force, je graverais sur le rocher ton nom et la date. Adieu, j’ai été heureux de te connaître.