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— Frank !

Je n’ai même pas regardé en arrière.

Tes modifications de caractère continuent de m’étonner, Frank.

Tu n’es donc pas mort, Vert Vert ? Je suppose que toi aussi tu es dans une caverne et que tu veux qu’on te fasse sortir.

Non. En fait je suis à une centaine de mètres de toi, dans la direction où tu vas. Je suis près du nœud énergétique, mais il ne peut plus me servir à rien. Je t’appellerai quand je t’entendrai approcher.

Pourquoi ?

L’heure est proche. Je vais entrer au pays de la mort, et ma force me fera défaut. J’ai été grièvement blessé cette nuit.

Et qu’est-ce que je peux y faire ? Moi aussi, j’ai mes problèmes.

Je veux le rite ultime. Tu m’as dit que tu l’as accordé à Dra Marling, donc tu le connais. Et tu as dit aussi que tu avais du glitten…

Je ne crois plus à tout ça. Je n’y ai jamais cru. Je l’ai simplement fait pour Marling parce que…

Tu es un grand prêtre. Tu portes le Nom de Shimbo de la Tour de l’Arbre Noir, le Semeur de Tonnerre. Tu ne peux pas refuser.

J’ai renoncé au Nom, et je refuse.

Tu m’avais dit que, si je t’aidais, tu intercéderais en ma faveur sur Megapei. Je t’ai aidé.

Je sais, mais maintenant que tu meurs il est trop tard.

Alors accorde-moi cette faveur à la place.

Je viendrai à toi et te donnerai toute l’aide et le réconfort que je pourrai, mais pas le rite ultime. Après cette nuit, ces choses-là sont finies pour moi.

Eh bien, viens à moi.

C’est ce que j’ai fait. Quand j’ai atteint l’endroit où il se trouvait, la pluie commençait juste à diminuer. Dommage : elle avait fait tout ce qu’il fallait pour le vider de son fluide vital. Il s’était appuyé contre un rocher et sa chair éclatée laissait voir les os en quatre endroits.

— La vitalité d’un Pei’en est une chose fantastique, ai-je dit. Tu as récolté tout ça au cours de ta chute cette nuit ?

Il a hoché affirmativement la tête. Parler me fait mal, je continuerai donc ainsi. Je savais que tu n’étais pas mort et je suis resté en vie jusqu’à ce que je puisse t’atteindre.

J’ai réussi à faire glisser de mon dos ce qui restait de mon paquetage :

— Tiens, prends ça. C’est un antidouleur qui agit sur cinq races. La tienne en fait partie.

Il a repoussé ce que je lui tendais. Je ne veux pas amortir à ce point mon mental.

— Vert Vert, je ne vais pas célébrer le rite. Je te donnerai de la racine de glitten si tu en veux. C’est tout.

Même si je peux te donner en retour ce que tu désires le plus ?

— Quoi ?

Tous ceux que tu voudras voir revenir, vivants à nouveau, sans souvenir de ce qui s’est passé.

— Les bandes !

Oui.

— Où sont-elles ?

Un service en échange d’un autre, Dra Sandow.

— Donne-les-moi.

Et le rite ?

Une nouvelle Kathy, une Kathy n’ayant jamais rencontré Mike Shandon, ma Kathy… et Nick le briseur de nez.

— C’est un rude marché que tu me proposes, Pei’en.

Je n’ai pas le choix. Et fais vite, je suis pressé.

— Entendu. J’accepte pour cette dernière fois. Où sont les bandes ?

Je te le dirai quand le rite aura commencé et qu’il sera trop tard pour l’interrompre

Je me suis mis à rire :

— D’accord. Je ne peux te blâmer de ne pas me faire confiance.

Tu faisais un écran à tes pensées. Tu devais méditer une ruse.

— Peut-être. Je n’en suis pas certain.

J’ai développé le paquet qui contenait les racines de glitten, j’en ai rompu la portion voulue et j’ai entamé les paroles rituelles :

— Nous allons maintenant marcher ensemble, et seul l’un de nous deux retournera en ce lieu…

Après une période froide et grise, puis une autre chaude et noire, nous nous sommes retrouvés dans un lieu crépusculaire sans vent ni étoiles. Il n’y avait que de l’herbe brillante et verte, de hautes collines et une faible aurore boréale qui léchait le ciel bleu-gris d’un bout à l’autre de l’horizon dentelé. C’était comme si les étoiles, après être tombées, avaient été réduites en poudre et jetées au-dessus des collines.

Nous marchions sans effort, presque comme en flânant, et nos corps étaient à nouveau intacts. Vert Vert était à ma gauche, au milieu des collines du rêve engendré par le glitten – mais était-ce bien un rêve ? Tout semblait réel et substantiel, alors que nos carcasses épuisées et blessées, gisant sur un roc dans la pluie, paraissaient appartenir à un rêve lointain, venu d’un temps révolu. Nous marchions en ce lieu depuis toujours – du moins en avions-nous l’impression – et un sentiment de bien-être et d’amitié nous pénétrait. C’était presque pareil que la dernière fois où j’étais venu ici. Peut-être y étais-je toujours resté.

Nous avons chanté durant quelque temps un vieux chant pei’en, puis Vert Vert m’a dit :

— Je renonce au pai’badra que j’avais contre toi, Dra. Je te l’abandonne.

— Voilà qui est bon, Dra tharl.

— J’avais également promis de te dire quelque chose. C’était au sujet des bandes. Elles se trouvent sous le corps vert, désormais vide, que j’ai eu le privilège de porter pour un temps.

— Je vois.

— Elles sont inutilisables. Je les ai amenées jusqu’à moi par une injonction mentale, de l’endroit où elles étaient enfermées. Elles ont été endommagées par les forces libérées sur l’île, ainsi que les cultures tissulaires. Je tiens donc, quoique médiocrement, ma promesse. Mais tu ne m’avais pas donné le choix. Je ne pouvais accomplir seul ce voyage.

Je sentais que j’aurais dû être bouleversé, et je savais qu’il n’en serait rien pour le moment.

— Tu as fait ce que tu devais, ai-je répondu. Ne sois pas troublé. Il vaut peut-être mieux que je ne puisse les rappeler. Il s’est écoulé trop de temps depuis leur époque. Ils se trouveraient peut-être, comme moi autrefois, perdus dans un monde étranger, et il n’est pas sûr qu’ils sauraient s’y adapter. Je n’en sais rien, mais il est préférable qu’il en soit ainsi. Ce qui est fait est fait.

— Il faut que je te parle maintenant de Ruth Laris, a-t-il dit. Elle est à l’asile de Fallon à Cobacho, sur Driscoll, où elle est inscrite sous le nom de Rita Lawrence. Son visage et son esprit ont été altérés. Il faudra la faire sortir et la confier à des médecins.

— Pourquoi est-elle là-bas ?

— C’était plus facile que de l’emmener sur Illyria.

— Toute cette souffrance que tu as causée, ça n’avait pour toi aucun sens, n’est-ce pas ?

— Non. J’ai peut-être travaillé trop longtemps à façonner la vie…

— Un bien pauvre travail. J’incline à croire que c’était Belion qui agissait à travers toi.

— Je ne voulais pas le dire, car je n’ai pas à chercher des excuses, mais je le pense aussi. C’est pour la même raison que je voulais tuer Shimbo. C’était cette partie de moi que tu affrontais, et moi aussi je m’y heurtais. Quand Belion m’a quitté pour se joindre à Shandon, j’ai éprouvé du remords pour ce que j’avais fait. Il fallait qu’il soit chassé, et Shimbo de l’Arbre Noir était là dans ce but. Belion ne pouvait plus avoir le droit de créer d’autres mondes de laideur et de cruauté. Shimbo, qui les lance comme des bijoux dans les ténèbres, en les faisant briller des couleurs de la vie, devait l’affronter une fois de plus. Maintenant qu’il a vaincu, il y aura encore beaucoup d’autres de ces mondes.