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— Non, ai-je dit. Nous ne pouvons pas opérer l’un sans l’autre, et j’abandonne.

— Tu es amer à cause de ce qui s’est passé, et sans doute à juste titre. Mais on ne renonce pas aussi aisément à une vocation comme la tienne, Dra. Peut-être, avec le temps…

Je ne lui ai pas répondu, car j’étais à nouveau plongé dans mes pensées.

Le chemin que nous suivions était celui de la mort. Si plaisante qu’elle fût, cette expérience était de nature hallucinatoire ; et, si les individus ordinaires peuvent se droguer au glitten pour ses effets euphorisants et psychédéliques, les télépathes, eux, s’en servent de façon particulière.

Absorbé par une seule personne, il développe ses pouvoirs.

Lorsque deux personnes en prennent ensemble, elles partagent un rêve commun. C’est toujours un rêve très agréable – et chez les adeptes du strantrisme, c’est invariablement le même, car cette forme d’entraînement religieux conditionne le subconscient à l’engendrer comme un réflexe. C’est là une tradition.

… Et, des deux qui font le rêve, un seul s’éveille.

Il est utilisé par conséquent dans le rite funèbre, afin que celui qui s’en va ne se rende pas seul au lieu que j’ai passé mille ans à éviter.

Et il est utilisé en outre dans certains cas de duels. Car, à moins d’entente préalable, c’est toujours le plus fort des deux qui revient. À l’insu des zones conscientes, la drogue fait en effet entrer en conflit certaines parties souterraines des deux esprits.

Vert Vert était devenu raisonnable, et je ne redoutais pas de sa part une tentative de dernière heure pour assurer sa vengeance. L’eût-il d’ailleurs tenté que je n’avais guère à craindre d’un duel, considérant l’état où il se trouvait.

Mais, tandis que nous marchions, je me rendais compte que je hâtais probablement sa fin de plusieurs heures, sous le couvert d’un agréable rituel quasi mystique.

De l’euthanasie télépathique.

Un meurtre mental.

Je n’en étais pas moins heureux d’aider un frère d’une autre race à franchir le pas décemment, puisque tel était son désir. Cela m’amenait à penser à mon propre trépas, dont je suis certain à l’avance qu’il ne sera pas agréable.

J’ai entendu des gens prétendre que, même si l’on a l’amour de la vie enraciné en soi, même si l’on pense ne jamais mourir, il vient un jour où l’on a envie de la mort, au point de prier pour la faire venir. En parlant ainsi, ils pensent à la souffrance. Ils veulent dire qu’ils préfèrent quitter la scène en beauté, prendre congé en douceur.

Pour ma part, je ne m’attends pas à sombrer en beauté ni en douceur dans la longue nuit, ni avec résignation, non merci. J’ai bien l’intention d’entrer en rage et de me révolter contre la mort de la lumière, de me débattre et de lutter tout au long de la route. La maladie que j’ai contractée autrefois et qui m’a emmené si loin était très douloureuse, et j’ai énormément souffert avant d’être mis en hibernation. J’ai beaucoup réfléchi à la chose à cette époque, et j’ai décidé que je n’accepterais jamais de partir comme ça. Je voulais vivre, même avec la souffrance. Tels sont mes sentiments. C’est pourquoi je ne pouvais souscrire au choix de Vert Vert. J’aurais mieux aimé rester les os brisés sous la pluie, rempli de regrets et de rancœurs, mais aussi de désirs. Peut-être était-ce cet appétit de vivre qui m’avait permis, au départ, d’apprendre à devenir faiseur de mondes – afin de pouvoir tout faire par moi-même, pour pouvoir en tirer mieux parti.

Après avoir gravi une colline, nous avons fait halte à son sommet. Avant même de l’atteindre, je savais ce que nous verrions au bas de l’autre versant.

… Entre deux éperons massifs de pierre grise, s’étendait un sol herbeux d’abord de la couleur du crépuscule, et qui s’assombrissait de plus en plus à mesure que le regard se portait plus loin. C’était la grande vallée sombre. Et voici soudain que mon regard plongeait dans une obscurité si noire qu’elle était l’équivalent du néant.

— Je t’accompagne encore une centaine de pas, ai-je dit.

— Merci, Dra.

Et nous avons descendu le versant de la colline, en nous dirigeant vers la vallée.

— Que dira-t-on de moi sur Megapei en apprenant ma mort ?

— Je ne sais pas.

— Raconte-leur, s’ils te le demandent, que j’étais un fou qui a regretté sa folie avant d’arriver ici.

— Je le ferai.

— Et…

— Ça aussi. Je demanderai que tes os soient ramenés chez toi et enterrés dans les montagnes.

Il a incliné la tête :

— C’est tout. Me regarderas-tu marcher jusqu’au bout ?

— Oui.

— On dit qu’à la fin, il y a une lumière.

— C’est ce qu’on dit.

— Il faut que je la cherche maintenant.

— Bonne marche, Vervair-tharl.

— Tu as gagné tes combats et tu vas quitter cet endroit. Créeras-tu les mondes que je n’ai jamais pu faire ?

— Peut-être, ai-je répondu, et j’ai regardé ce noir sans étoiles, sans comètes, sans météores, sans rien.

Mais subitement quelque chose s’est trouvé là.

Dans le vide flottait New Indiana : brillante, à des millions de kilomètres de distance, se détachant nettement comme un camée. Elle se déplaçait lentement vers la droite, et le roc l’a cachée à ma vue. Mais entre-temps Cocytus s’était montrée. Et, se déplaçant sur son orbite, elle était suivie de toutes les autres : Saint-Martin, Buningrad, Dismal, M-2, Hhonkeytonk, Mercy, Summit, Tangia, Illyria, Terre Libre, Castor, Pollux, Centralia, Dandy, et ainsi de suite.

Sans raison, stupidement, mes yeux se remplissaient de larmes à leur passage. Tous les mondes que j’avais conçus et façonnés défilaient devant moi. J’avais oublié leur splendeur.

Et je retrouvais la sensation que j’avais éprouvée en créant chacun d’eux. J’avais lancé quelque chose dans le puits de ténèbres, j’y avais suspendu mes mondes. Ils étaient ma réponse. Le jour final où je marcherais à mon tour dans cette vallée, ils resteraient derrière moi. La baie exigeait son tribut, mais j’avais procédé à des remplacements. J’avais accompli quelque chose, et je connaissais le moyen de continuer.

— Oui, il y a une lumière ! s’est exclamé Vert Vert.

Je ne m’étais pas rendu compte qu’il agrippait mon bras en contemplant le spectacle. Je lui ai étreint l’épaule :

— Puisses-tu demeurer en compagnie de Kirwar aux Quatre Visages, le Père des Fleurs.

Je n’ai pas très bien saisi sa réponse : déjà il s’écartait de moi, il s’engageait entre les éperons de pierre, pénétrait dans la vallée, disparaissait à mes yeux.

Je me suis alors détourné, face à ce qui devait être l’est, et j’ai commencé le long trajet de retour.

Le retour…

J’étais englué comme une mouche à un plafond rugueux. Non, je gisais le visage tourné vers le néant, en essayant de soutenir le poids du monde de mes épaules. Mais ce poids était immense et les rocs m’écrasaient, me laminaient. Sous moi s’étendait la baie, avec ses condoms, ses bois flottants, ses guirlandes d’algues, de saint-pierre évidés, de bouteilles et d’écume. J’entendais le clapotis lointain de ses vagues, mais celles-ci montaient si haut qu’elles m’éclaboussaient le visage. C’était la vie, bourbeuse, fétide, glacée. Je m’étais bien démené à travers ses eaux, et maintenant que je les regardais d’en haut, je me sentais tomber une fois de plus, tomber vers ses bas-fonds. Peut-être entendais-je des cris d’oiseaux. J’avais marché vers la vallée et désormais j’en revenais. Avec de la chance, j’échapperais une fois de plus aux doigts de glace de cette main qui s’effritait. Je tombais, et le monde tournait en spirales autour de moi, et il redevenait tel que je l’avais connu en le quittant.