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Il avait l’air mal à l’aise :

— Je ne sais pas.

— Et si quelqu’un l’achetait pour le convertir en immeuble d’habitation et que vous soyez obligé de chercher un autre bureau ?

— Mon bail ne serait pas si facile à résilier, Mr Conner.

J’ai ricané :

— Et si vous faisiez subitement l’objet d’une enquête de la part de l’Association du Barreau locale ?

Il s’est levé d’un bond :

— Vous êtes vraiment un fou.

— Vous croyez ? Je ne sais pas de quoi on pourrait vous accuser, pas encore. Mais une simple enquête suffirait à vous nuire, vous le savez… et si en plus vous avez des difficultés pour trouver un autre local… (Je n’aime pas agir ainsi, mais je n’avais pas de temps à perdre.) Alors, êtes-vous sûr, absolument sûr que je suis fou ? ai-je achevé.

— Non, a-t-il répondu. Je n’en suis pas sûr.

— Donc, si vous n’avez rien à cacher, pourquoi ne pas me dire comment cet arrangement a été conclu ? Les échanges privés ne m’intéressent pas, je veux simplement savoir dans quelles circonstances la maison a été mise en vente. Cela m’intrigue que Ruth n’ait laissé aucun message.

La nuque appuyée au dossier de son fauteuil, il m’observait à travers la fumée de sa cigarette :

— L’arrangement a été conclu par téléphone…

— Elle pouvait être droguée, sous la menace…

— C’est ridicule. Et quel est votre intérêt dans tout ça, de toute façon ?

— Je vous l’ai dit, c’est une vieille amie.

Il a écarquillé les yeux, puis les a plissés. Quelques personnes savaient encore qui avait été l’un des vieux amis de Ruth.

— En outre, ai-je continué, j’ai reçu récemment une lettre d’elle où elle me demandait de venir la voir d’urgence. J’arrive ici sans la trouver, et pas de message, pas de nouvelle adresse. Un peu louche, non ? Je la retrouverai, Mr DuBois.

Il avait des yeux pour voir la coupe de mon costume, et donc son prix ; et peut-être ma voix, après des années passées à donner des ordres, avait-elle un ton autoritaire qui ne trompait pas. En tout cas il n’a pas fait un geste pour se servir du téléphone et appeler la police.

— Tout s’est fait par téléphone et par courrier, a-t-il repris. Sincèrement j’ignore où elle réside à présent. Elle a simplement dit qu’elle quittait la ville et me chargeait de vendre la maison ainsi que son contenu, en déposant l’argent à son compte en banque. J’ai donc accepté l’affaire, en prenant le Soleil Liquide comme intermédiaire.

Ses yeux se sont détournés avant de se fixer à nouveau sur moi :

— En fait elle m’a bien laissé un message, en me priant de le transmettre à une autre personne que vous si cette personne venait à me le réclamer. Dans le cas contraire, au bout d’un délai de trente jours, je dois le faire suivre à l’adresse de la personne en question.

— Puis-je connaître son identité ?

— C’est là une matière d’ordre privé, monsieur.

— Prenez le téléphone, ai-je déclaré, et appelez le 73 73 73 73 à Glencoe en P.C.V., en demandant à parler à Domenic Malisti, le directeur des entreprises. Notre Objet sur cette planète. Identifiez-vous, dites-lui : Hou les cornes, brebis galeuse et demandez-lui de vous spécifier l’identité de Lawrence John Conner.

DuBois a obéi et, quand il eut raccroché, il s’est levé et a traversé son bureau jusqu’à un petit coffre-fort mural qu’il a ouvert pour en sortir une enveloppe. Il me l’a tendue. Elle était cachetée et portait, tapée à la machine, la suscription Francis Sandow.

— Merci, ai-je dit en l’ouvrant.

Luttant contre mes sentiments, j’ai examiné les trois choses que l’enveloppe contenait. Une autre photo de Kathy, pose différente, arrière-plan pas tout à fait pareil ; une photo de Ruth, plus âgée, un peu empâtée, mais toujours séduisante ; et un billet.

Le billet était rédigé en pei’en. La salutation initiale qui me nommait était suivie d’un petit signe utilisé dans les textes sacrés pour désigner Shimbo le Semeur de Tonnerre.

Le message était signé Vert Vert, et cette mention s’accompagnait de l’idéogramme réservé à Belion, qui n’était pas l’un des vingt-sept Noms vivants.

J’étais perplexe. Très peu de gens connaissent l’identité des porteurs de Noms, et Belion est l’ennemi traditionnel de Shimbo. Il est le dieu du feu qui vit sous la terre. Shimbo et lui passent leur temps à se tailler en pièces entre leurs résurrections.

J’ai lu le message : Si tu veux tes femmes, cherche-les sur l’Ile des Morts. Bodgis, Dango, Shandon et le nain t’attendent aussi.

Chez moi sur Terre Libre se trouvaient les photos en relief de Bodgis, Dango, Shandon, Nick, Dame Karle (laquelle pouvait être désignée comme l’une de « mes femmes ») et Kathy. C’était les six photos que j’avais reçues. Et maintenant il s’était également emparé de Ruth.

Mais qui ?

Je ne connaissais personne du nom de Vert Vert du plus loin que je me souvienne, mais bien entendu je connaissais l’Ile des Morts.

J’ai répété :

— Merci.

— Un ennui, Mr Sandow ?

— Oui, mais j’arrangerai ça. Ne vous en faites pas, vous n’êtes pas concerné. Oubliez mon nom.

— D’accord, Mr Conner.

— Bonsoir.

— Bonsoir.

J’ai pénétré dans la maison de la rue Nuage. J’ai parcouru le vestibule, les différents salons. J’ai trouvé la chambre de Ruth et l’ai explorée. Tout le mobilier était resté en place. Plusieurs penderies et commodes étaient remplies de vêtements, ainsi que d’une foule d’objets personnels qu’on ne laisse pas derrière soi en s’en allant. C’était drôle de marcher dans cette maison substituée à l’autre et de tomber çà et là sur quelque chose de familier – horloge ancienne, tableau, coffret à cigarettes en étain repoussé – en songeant comme la vie redistribue les choses qui eurent un sens en les disséminant parmi celles qui seront à jamais étrangères, et comme leur magie personnelle est ainsi détruite, sinon dans le souvenir qu’on garde du lieu et de l’époque où elles avaient leur place, et en les revoyant on est ému brièvement, d’une manière surréaliste, et cette magie même disparaît aussi tandis que, par la déchirure due à cette rencontre, les images qu’on avait dans la tête se vident des émotions oubliées. C’est du moins ce que j’éprouvais tout en fouillant la maison à la recherche d’indices. Les heures s’écoulaient, je passais tout au peigne fin, et peu à peu la notion dont j’avais pris conscience dans le bureau de DuBois, la sensation qui ne m’avait pas quitté depuis le jour de l’arrivée de la première photo, achevait de décrire son circuit : du cerveau aux intestins pour revenir au cerveau.

Je me suis assis en allumant une cigarette. C’était dans cette chambre que la photo de Ruth avait été prise ; la sienne n’avait pas le même arrière-plan de ciel bleu et de rochers que les autres. J’avais cherché partout sans rien trouver : pas de trace de violence, aucun indice quant à l’identité de mon ennemi. J’ai prononcé les mots à haute voix : « Mon ennemi », les premiers mots que je formulais depuis le « Bonsoir » adressé à l’avoué aux cheveux blancs devenu subitement coopératif, et ces mots rendaient un son étrange dans l’immense aquarium qu’était cette maison. Mon ennemi.

Il jouait maintenant au grand jour. Il voulait ma présence, dans un but dont je n’étais pas certain. Mais, à première vue, pour causer ma mort. Il eût été utile de savoir lequel de mes nombreux ennemis se cachait derrière ce plan. J’ai réfléchi. J’ai considéré le choix bizarre du lieu de rendez-vous, du champ de bataille. Je me suis remémoré mon rêve lié à ce lieu.