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Toujours. Rien ne les arrêtait.

Les hommes…

L’Homme…

Le soir, on se couchait dans des terriers de renards. (Les renards prêtent volontiers leurs terriers aux loups. Contre un peu de nourriture. Ils n’aiment guère chasser, les renards, trop paresseux.) Cousin Gris montait la garde dehors, assis sur un rocher qui dominait la vallée. Loup Bleu se couchait à l’entrée du terrier pendant que, tout au fond, Flamme Noire endormait les petits en leur racontant des histoires. Des histoires d’Homme, bien sûr. Et, parce qu’il faisait nuit, parce qu’ils étaient trop fatigués pour jouer, parce qu’ils adoraient avoir peur, et parce que Flamme Noire était là pour les protéger, Paillette et les rouquins écoutaient.

Il était une fois…

Toujours la même histoire : celle du louveteau trop maladroit et de sa grand-mère trop vieille.

Il était une fois un louveteau si maladroit qu’il n’avait jamais rien attrapé de sa vie. Les plus vieux caribous couraient trop vite pour lui, les mulots lui filaient sous le nez, les canards s’envolaient à sa barbe… Jamais rien attrapé. Même pas sa propre queue ! Beaucoup trop maladroit.

Bon. Mais il fallait bien qu’il serve à quelque chose, non ? Heureusement, il avait une grand-mère. Très vieille. Si vieille qu’elle n’attrapait plus rien non plus. Ses grands yeux tristes regardaient courir les jeunes. Sa peau ne frémissait plus à l’approche du gibier. Tout le monde était désolé pour elle. On la laissait à la tanière quand on partait à la chasse. Elle mettait un peu d’ordre, lentement, puis faisait sa toilette avec soin. Car Grand-Mère avait une fourrure magnifique. Argentée. C’était tout ce qui lui restait de sa jeunesse. Jamais aucun loup n’en avait eu d’aussi belle. Sa toilette achevée — ça lui prenait deux bonnes heures — Grand-Mère se couchait à l’entrée de la tanière. Le museau entre les pattes, elle attendait le retour du Maladroit. C’était à cela qu’il servait, le Maladroit : nourrir Grand-Mère. Le premier caribou tué, hop ! le cuissot était pour Grand-Mère.

— Pas trop lourd pour toi, Maladroit ?

— Du tout, du tout !

— Bon, ne flâne pas en route !

— Et ne t’emmêle pas les pattes !

— Et gare à l’Homme !

Etc.

Le Maladroit n’écoutait même plus ces recommandations. Il avait l’habitude.

— Jusqu’au jour où…

— Jusqu’au jour où quoi ? demandaient les rouquins, leurs grands yeux dilatés dans la nuit.

— Où quoi ? Où quoi ? s’écriait Paillette, la langue pendante.

— Jusqu’au jour où l’Homme arriva à la tanière avant le Maladroit, répondait Flamme Noire dans un murmure terrifiant.

— Et alors ?

— Et alors ? Hein ? Alors ? Alors ?

— Alors l’Homme tua Grand-Mère, lui vola sa fourrure pour se faire un manteau, lui vola ses oreilles pour se faire un chapeau, et se fit un masque avec son museau.

— Et… alors ?

— Alors ? Alors il est l’heure de dormir, les enfants, je vous raconterai la suite demain.

Les enfants protestaient, bien sûr, mais Flamme Noire tenait bon. Peu à peu, le souffle du sommeil remplissait le terrier.

C’est le moment que Loup Bleu attendait pour poser sa question. Toujours la même :

— Flamme Noire, ton histoire, elle est vraie ?

Flamme Noire réfléchissait un moment, puis faisait toujours la même réponse bizarre :

— Plus vrai que le contraire, en tout cas.

4

Avec tout ça, les saisons passaient, les enfants grandissaient, devenaient de jeunes loups, de vrais chasseurs, et on n’avait jamais vu d’Homme. Enfin, jamais de près. On les avait entendus. Le jour où Grand Loup s’était battu avec eux, par exemple. On avait entendu les rugissements de Grand Loup, puis le hurlement d’un homme, un croc planté dans chaque fesse, des cris de panique, des ordres, puis un bruit de tonnerre, puis, plus rien. Grand Loup n’était pas revenu.

Et on avait recommencé à fuir.

On en avait vu de loin aussi. À peine quittait-on une vallée qu’ils s’y installaient. Et la vallée se mettait à fumer. Un vrai chaudron.

— Ils salissent la neige, grognait Flamme Noire.

On les observait du haut de la plus haute colline. Ils marchaient sur deux pattes au fond du chaudron.

Mais de près, à quoi pouvaient-ils bien ressembler ?

— Cousin Gris, tu les as déjà vus de près, toi ?

— J’en ai vu, oui.

Pas bavard, Cousin Gris.

— À quoi ils ressemblent ?

— Les hommes ? Deux pattes et un fusil. À part ça, on ne pouvait rien tirer de lui. Quant à Flamme Noire, elle racontait des histoires qu’on ne pouvait plus croire, maintenant qu’on était devenu grand.

— Les hommes mangent tout : l’herbe des caribous, les caribous eux-mêmes et, s’ils n’ont rien à se mettre sous la dent, ils peuvent aussi manger du loup !

Ou bien :

— Les hommes ont deux peaux : la première est toute nue, sans un poil, la seconde, c’est la nôtre.

Ou bien encore :

— L’Homme ? L’Homme est un collectionneur. (Cette phrase-là, personne ne la comprenait.)

Et puis, un jour, au moment de la pause — tout le monde était essoufflé —, quelqu’un demanda :

— Mais pourquoi est-ce toujours la même bande qui nous poursuit ?

Cousin Gris léchait ses pattes meurtries.

— Ils ont entendu parler d’une petite louve à la fourrure d’or…

Il n’acheva pas sa phrase, Flamme Noire le foudroyait du regard.

Trop tard. Tous les rouquins regardaient Paillette. Et Paillette regardait tout le monde, les oreilles dressées.

— Comment ? C’est moi qu’on cherche ?

Le soleil choisit juste ce moment pour percer les nuages. Un rayon tomba sur Paillette et tout le monde détourna les yeux. Elle était réellement éblouissante ! Une louve d’or, vraiment, avec une truffe noire au bout du museau. Si noire, la truffe, dans tout cet or, que ça la faisait un peu loucher.

« Adorable », pensa Flamme Noire, « ma fille est adorable… » Elle ajouta aussitôt : « mais complètement tête en l’air. » Puis elle poussa un soupir et murmura au plus profond d’elle-même :

— Franchement, Grand Loup, pourquoi m’as-tu donné la plus belle louve qui ait jamais existé ? Tu trouves qu’on n’avait pas assez d’ennuis comme ça ?

5

— Comment ? C’est moi qu’on cherche ?

Elle avait dit ça sur un drôle de ton, Paillette. Ça n’avait pas échappé aux oreilles de Loup Bleu. « C’est moi qu’on cherche ? » Chochotte, va… Et c’était inquiétant…

Loup Bleu ne savait trop quoi penser de sa sœur. C’était une belle louve, bien sûr. La plus belle. Et d’une habileté, à la chasse… imbattable ! Bien plus rapide que les rouquins, qui n’étaient pas de mauvais chasseurs, pourtant. Bien meilleur œil que Flamme Noire ! Bien meilleure oreille que Cousin Gris ! « Et plus fin museau que moi ! » ça, Loup Bleu était obligé de le reconnaître. Tout à coup, elle s’arrêtait, truffe au vent, et elle disait :

— Là… souris de prairie !

— Où ça, là ?

— Là-bas !

Elle montrait un endroit précis, trois cents mètres devant. On y allait. Et on trouvait une famille de mulots à dos rouge, dodus comme des perdrix. Sous terre. Les rouquins n’en revenaient pas.