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Ma rencontre avec Triskèle s’est un peu faite sur ce modèle.

Je crus un moment qu’elle aurait pu et aurait dû changer complètement le cours des choses, mais ce ne fut qu’un épisode de quelques mois ; quand tout fut terminé et que l’animal eut disparu, un hiver de plus s’était achevé, le jour de la fête de Katharine la Bienheureuse était revenu – et rien n’avait changé. J’aimerais pouvoir vous dire à quel point il avait l’air pitoyable quand je le touchai, et comme il s’en montra heureux.

Il était couché sur le côté, tout couvert de sang coagulé et devenu aussi dur que du goudron à cause du froid ce même froid qui en avait également conservé la couleur rouge et brillante. Je m’en approchai et lui mis la main sur la tête, sans très bien savoir pourquoi. Il paraissait aussi mort que tout le reste, mais il ouvrit un œil qu’il tourna vers moi ; son regard exprimait la certitude que le pire était maintenant passé : j’ai fait ma part, semblait-il dire, porté ma croix, accompli ma tâche du mieux que j’ai pu ; ton tour est venu de remplir ton devoir envers moi.

Eussions-nous été à la belle saison, je l’aurais laissé mourir. Mais cela faisait déjà pas mal de temps que je n’avais pas vu un seul animal vivant, pas même un charognard tel que le thylacodon. Je le caressai à nouveau, et il se mit à me lécher la main ; il me fut dès lors impossible de l’abandonner.

Je le soulevai et fus surpris par son poids ; je ne savais qu’en faire et me mis à imaginer des solutions. Dans notre dortoir, il serait immanquablement découvert avant qu’une chandelle ne se soit consumée de la largeur d’un doigt, j’en avais la certitude. La Citadelle est immense et forme un véritable labyrinthe ; certaines de ses tours comportent des pièces et des passages où presque personne ne s’aventure, et bien des bâtiments qui sont construits entre elles sont inoccupés et déserts comme les couloirs souterrains qui les relient. Malgré tout, je n’arrivais pas à imaginer comment atteindre l’un de ces endroits sans être vu une bonne demi-douzaine de fois le long du parcours et je finis par rejoindre les quartiers de notre propre guilde avec la pauvre bête.

Il me fallait maintenant franchir le passage qui mène aux niveaux où se trouvent les cellules, toujours gardé par un compagnon de faction en haut des marches. La première idée qui me vint à l’esprit fut de le mettre dans le panier qui sert à transporter les draps propres des clients dont on refait le lit. C’était justement jour de blanchisserie, et rien n’aurait été plus facile que de faire un voyage de plus qu’il n’était nécessaire ; il paraissait fort peu probable que le compagnon de garde remarque quoi que ce soit. Les inconvénients majeurs de ce plan étaient qu’il exigeait d’attendre que sèche le linge propre, c’est-à-dire plus d’une veille, et de risquer d’avoir à répondre aux questions du frère de service au troisième niveau, quand il me verrait m’engager dans l’escalier du quatrième, inoccupé.

Au lieu de cela, je laissai le chien dans la salle d’examen – il était trop faible pour s’en éloigner – et j’offris à l’homme de service de prendre sa place en haut des escaliers. Trop heureux de l’occasion qui se présentait de se reposer, il se débarrassa prestement de son épée-bouchère à large lame (qu’en théorie il m’était interdit de toucher) et de son manteau de fuligine (que je n’avais pas non plus le droit de porter, quoique ma taille dépassât déjà celle de la plupart des compagnons) ; si bien que d’un peu loin, on ne risquait pas de remarquer la substitution. Je me drapai dans le manteau, et dès que le garde eut tourné le dos, je déposai l’épée dans un coin et courus chercher mon chien. Les manteaux de la guilde sont toujours amples, et celui-ci l’était particulièrement, dans la mesure où le frère que j’avais remplacé possédait une large carrure. Qui plus est, la teinte fuligineuse, qui est plus sombre que le noir, efface admirablement bien tout ce qui est plis, gonflements et formes, et ne laisse voir à l’œil qu’une masse obscure et étale à laquelle le regard ne s’accroche pas. Une fois le capuchon relevé, les compagnons qui se trouvaient à leur table aux différents niveaux (si tant est qu’ils aient levé les yeux vers l’escalier au moment où je passai) ont dû me prendre pour un frère avec un peu plus d’embonpoint que la moyenne. Même l’homme de service au troisième niveau, là où sont rassemblés les clients qui ont perdu la raison et qui hurlent en secouant leurs chaînes, ne pouvait rien trouver d’extraordinaire à ce que l’un des compagnons descende jusqu’au quatrième niveau, une rumeur persistante voulant qu’il soit remis en état, et ne pas faire davantage attention au jeune apprenti qui, peu de temps après que ledit compagnon fut remonté, se précipitait à nouveau vers les étages les plus bas : de toute évidence, le compagnon avait oublié quelque chose que le jeune garçon était chargé de récupérer.

L’endroit n’avait rien d’engageant. Environ la moitié des anciennes lumières fonctionnait encore, mais la boue avait peu à peu envahi les couloirs et formait une couche d’une main d’épaisseur. Une table de service se tenait toujours à l’endroit où, peut-être deux cents ans auparavant, elle avait été abandonnée ; le bois en était complètement pourri et elle menaçait de s’écrouler au premier choc.

L’eau n’était pourtant jamais montée bien haut dans ce secteur, et l’extrémité la plus éloignée du corridor que je choisis comme refuge n’avait pas de dépôt de boue. Je déposai mon chien sur une couchette de client et le nettoyai aussi bien que je pus à l’aide des éponges que j’avais dérobées dans la salle d’examen.

Sa fourrure, sous la croûte formée par le sang séché, était courte, raide et fauve. Il avait la queue coupée tellement court que ce qu’il en restait était plus large que long ; on avait fait de même avec ses oreilles dont il ne restait presque rien, à part une sorte de pointe raide, de l’épaisseur d’un doigt. Son poitrail avait été laissé béant après son dernier combat, et je pouvais voir ses muscles larges et plats, assoupis comme des constricteurs rouge pâle. Il n’avait plus de patte avant droite et le moignon qui lui restait était en bouillie. Je l’excisai après avoir suturé la plaie de sa poitrine le mieux possible, mais il se remit à saigner. Il me fallut donc trouver l’artère et la coudre, puis, comme maître Palémon nous avait appris, l’enrouler dans un repli de peau pour laisser une cicatrice aussi nette que possible.

De temps en temps, Triskèle me léchait la main pendant que je travaillais ; et quand j’eus posé le dernier point il commença à passer délicatement sa langue sur la couture, comme font les ours, qui, en se léchant, reforment un autre membre. Ses mâchoires étaient aussi puissantes que celles d’un arctotherium et ses canines faisaient la longueur de mon index ; en revanche, ses gencives étaient blanches. Mais à ce moment-là, il n’y avait pas plus de force dans ces mâchoires que dans la main d’un cadavre. Dans ses yeux jaunes se devinait une sorte de folie paisible.

Le soir même, je m’arrangeai pour échanger une corvée avec le garçon chargé d’apporter leurs repas aux détenus. Comme certains d’entre eux ne mangeaient pas, il restait toujours quelques plateaux garnis, et je pus en détourner deux que j’apportai à Triskèle, me demandant s’il était toujours en vie.

C’était le cas. Il avait réussi, je ne sais trop comment, à descendre de la couchette où je l’avais laissé et à ramper – car il ne pouvait se tenir sur les pattes qui lui restaient – jusqu’à l’endroit où commençait la partie boueuse et où un peu d’eau s’était accumulée. Ce fut là que je le retrouvai. J’avais avec moi de la soupe, du pain noir et deux carafes d’eau. Il but un bol de soupe, mais quand je voulus lui faire manger le pain, il se montra incapable de le mâcher suffisamment pour pouvoir l’avaler. Je le trempai alors dans l’autre bol de soupe que je finis de remplir avec le contenu des deux carafes au fur et à mesure, jusqu’à ce qu’elles soient vides.