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La nécropole ne s’était jamais imposée à mes yeux comme une ville de mort ; je savais que ses roses pourpres (que d’autres trouvent tellement hideuses) abritaient des centaines de petits animaux et d’oiseaux. Les exécutions auxquelles j’ai assisté, ou celles auxquelles j’ai si souvent moi-même procédé, ne sont rien de plus qu’une forme de négoce, une boucherie d’êtres humains dont la plupart sont moins innocents que le bétail et ont moins de valeur que lui. Quand je pense à ma propre mort, à celle de quelqu’un qui s’est montré aimable avec moi, ou même à la mort du soleil, l’image qui me vient à l’esprit est celle d’un nénuphar, avec ses feuilles vernissées et pâles et sa fleur azurée. Mais sous les feuilles et la fleur se trouvent des racines noires, aussi fines et solides que des cheveux, qui s’enfoncent dans les sombres profondeurs des eaux.

Avec l’innocence de la jeunesse, nous ne nous étions jamais posé de questions sur ces plantes. Nous nous jetions à l’eau parmi elles en nous éclaboussant, nous les poussions de côté et nous les ignorions. Dans une certaine mesure, leur parfum masquait l’odeur nauséabonde qui montait des eaux. Le jour où je sauvai la vie de Vodalus, je plongeai, comme je l’avais fait des milliers de fois, dans ce fouillis de plantes.

Je ne remontai pas. Sans le savoir, je m’étais avancé dans une zone où les racines paraissaient beaucoup plus épaisses que celles que j’avais rencontrées jusqu’alors. En un instant, je me trouvai pris dans d’innombrables rets. Mes yeux étaient grands ouverts, mais à part le filet noir des racines, je ne voyais rien. Je nageais, et si je sentais bien bouger mes bras et mes jambes dans leurs milliers de vrilles, mon corps n’avançait pas. Je me mis à les saisir et à les arracher à pleines poignées, mais cela fait, j’étais toujours retenu. On aurait dit que mes poumons remontaient dans ma gorge pour m’étouffer, ou qu’ils allaient jaillir d’eux-mêmes dans l’eau. J’étais submergé par l’envie violente de respirer, d’aspirer le fluide noir et froid qui m’environnait.

Je ne savais même plus quelle était la direction de la surface et n’avais plus conscience de l’eau en tant qu’eau. Mes membres étaient sans force. Je n’avais plus peur, et pourtant je savais que j’étais en train de mourir – peut-être même étais-je déjà mort. Une sonnerie puissante et désagréable se mit à retentir à mes oreilles, et je commençai à avoir des visions.

Maître Malrubius, qui était mort quelques années auparavant, nous réveillait en tambourinant sur la cloison avec une cuiller : c’était le son métallique que j’entendais. J’étais étendu sur ma couchette, incapable de me redresser, alors que Drotte, Roche et tous les plus jeunes étaient déjà debout, bâillant et cherchant leurs vêtements maladroitement. Le manteau de maître Malrubius était rejeté en arrière, et je pouvais voir les chairs affaissées de sa poitrine et de son ventre, là où les muscles et la graisse avaient fondu avec le temps, ne laissant qu’un triangle de poils, aussi gris que de la moisissure. J’essayai de lui parler pour lui dire que j’étais réveillé, mais je ne pouvais émettre le moindre son. Il se mit à marcher de long en large près de la cloison qu’il frappait toujours de sa cuiller. Après un temps qui me parut très long, il finit par atteindre la fenêtre, s’arrêta et se pencha à l’extérieur. Je savais qu’il me cherchait dans la Vieille Cour, en dessous.

Il ne pouvait cependant pas voir aussi loin. Je me trouvais dans l’une des cellules un étage plus bas que la salle d’examen. Là, étendu sur le dos, je contemplais le plafond gris. Une femme que je ne pouvais pas voir se mit à pleurer, et je n’avais pas une conscience aussi aiguë de ses sanglots que de la cuiller qui sonnait, sonnait, sonnait. L’obscurité se referma au-dessus de moi. Puis de cette obscurité émergea un visage de femme, immense comme la face verte de la lune. Ce n’était pas elle qui pleurait : je pouvais toujours entendre les gémissements, alors que j’avais en face de moi une figure paisible, une figure appartenant même à ce genre de beauté qui supporte difficilement d’être affectée d’une expression. Ses mains se tendirent vers moi, et instantanément, je devins un oisillon, celui-là même que j’avais enlevé à son nid l’année passée dans l’espoir de le dresser à venir se poser sur mon doigt, et chacune de ses mains était aussi longue que les cercueils sur lesquels je me reposais parfois dans mon mausolée secret. Elles me saisirent, me tirèrent vers le haut, puis me repoussèrent vers le bas, loin du visage et des sanglots qui l’accompagnaient, au plus profond de la noirceur, jusqu’à ce que je touche finalement ce que je pris pour la vase du fond et jaillisse, à travers elle, dans un monde de lumière bordé de noir.

Je ne pouvais toujours pas respirer. Je n’en avais même plus envie, et ma cage thoracique n’était plus animée de son mouvement spontané. Je glissais dans l’eau, sans savoir comment. (J’appris plus tard que Drotte m’avait saisi par les cheveux.) Je me retrouvai soudain étendu sur les pierres visqueuses avec Roche, puis Drotte, puis à nouveau Roche, me soufflant dans la bouche. J’étais environné d’yeux exactement comme on est environné de motifs répétés quand on regarde dans un kaléidoscope et je pensai que quelque défaut de ma vision multipliait les yeux d’Eata.

Finalement, je me dégageai de Roche pour vomir de grandes quantités d’eau noire. Après cela, je me sentis mieux. Je pus m’asseoir et recommencer à respirer d’une façon asthmatique ; j’avais l’impression d’être sans force et mes mains tremblaient, mais je pouvais bouger les bras. Les yeux qui m’entouraient appartenaient à des personnes véritables, celles qui demeuraient dans les immeubles de la berge. Une femme apporta un bol d’une boisson chaude quelconque – je n’arrivais pas à me rendre compte s’il s’agissait de thé ou de bouillon, je savais seulement que c’était brûlant, un peu salé et qu’il s’en dégageait une odeur de fumée. Je tentai d’en avaler un peu, mais je me brûlai légèrement la langue et les joues.

« Est-ce que tu l’as fait exprès ? demanda Drotte. Comment es-tu remonté ? »

Je secouai la tête.

Dans la foule, quelqu’un commenta : « Il a littéralement jailli de l’eau ! »

Roche m’aida à faire cesser le tremblement de mes mains. « Nous avons cru que tu étais sorti un peu plus loin. Que tu voulais nous jouer un tour.

— J’ai vu Malrubius », dis-je.

Un vieil homme, sans doute un batelier à en croire ses vêtements tachés de goudron, prit Roche par l’épaule. « Qui est-ce ?

— C’était le maître des apprentis. Mais il est mort.

— Ce n’était pas une femme ? » Le vieillard tenait toujours Roche, mais c’est moi qu’il regardait.

« Non, non, répondit Roche. Il n’y a pas de femmes dans notre guilde. »

En dépit de la boisson bouillante et de la chaleur du jour, j’avais encore froid. L’un des jeunes avec lesquels nous nous battions parfois apporta une couverture poussiéreuse dans laquelle je m’enveloppai ; mais je mis longtemps avant d’avoir assez de forces pour marcher, si bien qu’au moment où nous regagnâmes le portail de la nécropole, la statue de la nuit qui se trouve au sommet du khan, sur la rive opposée, n’était plus qu’un minuscule trait noir sur le disque enflammé du soleil, et le portail lui-même était tiré, le verrou fermé.

3. Le visage de l’Autarque

Il était déjà assez tard, le lendemain matin, quand je pensai à regarder la pièce que Vodalus m’avait donnée. Comme d’habitude nous avions pris notre petit déjeuner après avoir servi les compagnons dans le réfectoire ; puis nous avions rejoint notre salle de classe, où maître Palémon nous donna une courte leçon préparatoire. Après quoi, nous le suivîmes dans les niveaux inférieurs pour examiner le travail fait au cours de la nuit précédente.