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Mais avant de poursuivre, il convient peut-être d’expliquer plus en détail la fonction de notre tour Matachine. Elle est située à l’arrière de la Citadelle dont elle domine le mur occidental. Les bureaux de nos maîtres se trouvent au niveau du sol ; c’est là qu’ils consultent les officiers de justice et s’entretiennent avec les responsables des autres guildes. Notre salle commune se trouve juste au-dessus, les cuisines étant dans le fond. C’est à l’étage suivant que sont installées les cellules privées des maîtres, lesquels, en des jours meilleurs, étaient bien plus nombreux. Les cellules des compagnons occupent l’étage au-dessus, et c’est tout en haut qu’ont été installés leur dortoir et leur salle de classe, à côté d’une série de greniers et de cellules abandonnées. La salle des canons couronne l’édifice, et ce sont ces ultimes bouches à feu que la guilde est censée employer, si jamais la Citadelle venait à être attaquée.

Mais c’est en dessous de ce même édifice que se déroulent les activités véritables de la guilde. Le premier sous-sol abrite la salle d’examen, le second, qui se trouve en réalité à l’extérieur de la tour proprement dite (car la salle d’examen n’est que la chambre de propulsion de la structure originale), contient le labyrinthe appelé « les oubliettes ». Celles-ci comportent trois niveaux utilisables, que l’on peut atteindre grâce à un escalier central. Les cellules sont simples, sèches et propres, et contiennent une petite table, une chaise et un lit étroit fixé au sol au milieu de la pièce.

Les lumières qui éclairent les oubliettes sont de cet ancien modèle qui passe pour fonctionner éternellement, bien que certaines d’entre elles soient maintenant éteintes. Dans la triste pénombre de leurs corridors, ce matin, mes sentiments étaient joyeux, en contraste avec les lieux : c’est ici que j’allais œuvrer quand je serais devenu compagnon, c’est ici que je pratiquerais l’ancien art, que je m’élèverais jusqu’au rang de Maître, et c’est d’ici que je jetterais les fondations qui permettront de rétablir la guilde dans son ancienne gloire. L’atmosphère de l’endroit semblait m’envelopper, comme une couverture qui aurait été chauffée devant un feu, dégageant un parfum de propreté.

Nous fîmes halte devant une cellule, et le compagnon de service fit grincer la clef en la tournant dans la serrure. À l’intérieur, notre cliente releva la tête et ouvrit ses yeux sombres qu’elle avait très grands. Maître Palémon portait le manteau taillé dans la zibeline et le masque de velours propres à son rang ; je suppose que c’est cette tenue qui dut l’effrayer, à moins que ce ne fût le renflement du système optique qu’il portait pour bien voir. Elle ne disait pas un mot, et, bien entendu, aucun d’entre nous ne lui adressa la parole.

« Nous avons ici, commença maître Palémon de sa voix la plus neutre, quelque chose qui sort de la routine des punitions judiciaires courantes, et qui est une excellente illustration des techniques modernes. Notre cliente a été mise à la question au cours de la nuit dernière – peut-être certains d’entre vous l’ont-ils entendue. Nous lui avons fait prendre vingt gouttes de cette teinture, avant son supplice, et dix par la suite. Cette dose n’a pas permis d’éviter totalement l’état de choc et la perte de conscience ; c’est pourquoi nous avons mis fin à la séance après lui avoir écorché la jambe droite, comme vous l’allez voir. » Il fit un signe à Drotte, qui commença à défaire les bandages.

« La moitié de la jambe ? demanda Roche.

— Non, toute la jambe. Cette femme était servante, et maître Gurloes affirme que, d’après ses constatations, elles ont la peau dure. Ce qui s’est révélé exact, en l’occurrence. Nous avons procédé à une incision circulaire simple en dessous du genou, dont nous avons saisi le bord avec huit pinces. Le travail extrêmement soigné de maître Gurloes, aidé de Mennas, Odo et Eigil a permis que soit retiré tout ce qui se trouve entre le genou et les orteils sans qu’il y ait besoin d’avoir davantage recours au scalpel. »

Nous nous regroupâmes autour de Drotte, et les garçons les plus jeunes se bousculaient, feignant de connaître les endroits importants à regarder. Toutes les artères et les veines essentielles étaient intactes, mais il y avait une hémorragie générale quoique très lente. J’aidai Drotte à refaire les pansements.

Au moment précis où nous étions sur le point de partir, la femme murmura : « Je ne sais rien. Si seulement, oh ! Vous devez me croire : je parlerais si je savais quelque chose… Elle est partie avec Vodalus de la Forêt, j’ignore où. » À l’extérieur, jouant l’innocence, je demandai à maître Palémon qui était Vodalus de la Forêt.

« Combien de fois ai-je dit que vous ne devez rien entendre de ce que dit un client soumis à la question ?

— Très souvent, Maître.

— Et c’est resté sans effet. La cérémonie de la Prise de Masque est pour bientôt ; Drotte et Roche vont devenir compagnons et toi, capitaine des apprentis. Est-ce là l’exemple que tu veux donner aux garçons ?

— Non, Maître. »

Drotte, qui se trouvait derrière le vieil homme, me lança un regard éloquent, disant qu’il en savait long sur Vodalus et qu’il m’en parlerait à un moment plus propice.

« Il y eut une époque où l’on crevait le tympan des compagnons. Aimerais-tu voir rétablir cette tradition ? Et sors les mains de tes poches quand je te parle, Sévérian. »

Je les y avais mises intentionnellement, car je savais que cela détournerait sa colère ; mais en les retirant, je pris conscience que je n’avais pas cessé de tripoter la pièce que Vodalus m’avait donnée la nuit précédente. Le terrible souvenir du combat me l’avait fait oublier, mais je mourais maintenant d’envie de la regarder, chose parfaitement impossible alors que maître Palémon braquait ses verres brillants sur moi.

« Quand un client parle, Sévérian, tu n’entends rien. Absolument rien. Pense aux souris, dont les couinements n’ont aucun sens pour les humains. »

Je me mis à plisser les yeux, pour bien montrer que j’étais en train de penser aux souris.

Pendant tout le long et fastidieux trajet qui, par l’escalier, nous menait jusqu’à notre salle de classe, l’envie de regarder la petite pièce que je serrais dans mon poing ne cessa de me démanger ; mais je savais que dans ce cas, le garçon qui me suivait – il s’agissait en l’occurrence d’Eusignius, l’un des jeunes apprentis – ne manquerait pas de remarquer mon geste. Une fois en classe, maître Palémon se mit à discourir à propos d’un cadavre vieux de dix jours ; la pièce, pendant ce temps, était comme un charbon ardent, mais je n’osais pas la regarder.

Ce n’est qu’au cours de l’après-midi que je pus m’isoler et trouver une cachette derrière les ruines d’une muraille d’enceinte, au milieu des mousses lustrées ; mais j’hésitais alors, mon poing fermé dans un rayon de soleil. Je redoutais, en l’ouvrant, que ma déception ne fut trop forte pour être supportable.

Non pas que je me sois soucié de sa valeur. Et, j’étais déjà un homme, mais je disposais de si peu d’argent que la moindre pièce représentait une fortune pour moi. Non. Ce qui me fascinait, c’est que cette petite pièce, encore mystérieuse mais plus pour longtemps, était la seule chose qui me reliait à Vodalus et à la ravissante femme encapuchonnée, ainsi qu’à l’homme qui avait tenté de me frapper de sa pelle ; elle représentait le seul butin gagné dans le combat au bord de la tombe. Je n’avais jamais connu d’autre vie que celle que je menais au sein de la guilde, et elle me paraissait soudain aussi grise que la guenille qui me tenait lieu de chemise, comparée à l’éclair de l’épée de l’exultant et au son du coup de feu répercuté en écho au milieu des tombes. Tout cela risquait de s’évanouir au moment où j’allais ouvrir la main.