– Personne ne peut vous y forcer. Il faut pourtant bien qu’il y ait une explication ?
– En ce qui me concerne, émit Golozieny d’une voix flûtée, je me demande si vous ou votre ami, prince, ne pourriez nous la fournir ? Après tout, vous êtes les seuls étrangers ici ?
– Pas pour moi ! coupa la voix glacée de Lisa dont la silhouette, vêtue cette fois d’une longue robe de velours vert, venait de s’encadrer dans le chambranle de la porte. Continuez dans cette direction, Alexandre et je ne vous adresse plus la parole !
– Vous ne feriez pas cela, chère... très chère Lisa ? Vous savez à quel point je vous admire, et...
– Vous l’admirerez aussi bien à table ! intervint la comtesse. Si je comprends bien, ma chérie, tu as décidé de te joindre à nous ?
– Oui. J’ai déjà dit à Josef de mettre mon couvert...
Préludé de cette façon, le dîner fut ce qu’il devait être : sinistre et silencieux. Chacun s’enfermant dans ses propres pensées, on n’échangea que de rares paroles jusqu’à ce que Golozieny se hasarde à demander quelle suite sa cousine comptait donner au message des ravisseurs.
Mme von Adlerstein tressaillit comme s’il l’éveillait mais le regard qu’elle lui lança était plein de fureur :
– Quelle question stupide ! Que puis-je faire sinon obéir, et vous devriez savoir que je déteste ce mot-là ! Je vais donc attendre une autre communication puis... Les bijoux ont été récupérés par Josef dans leur cachette et rapportés ici en même temps que Lisa.
– Un instant, Grand-mère ! fit Lisa. Avant de donner à ces gens le prix de leur crime, il me semble que la moindre des choses est d’obtenir la certitude qu’Elsa est toujours vivante. C’est un peu trop facile d’exiger puis, une fois en possession du butin, on se débarrasse d’un témoin gênant... en admettant que ce ne soit pas déjà fait. Nous avons affaire à des gens pour qui la vie humaine ne compte pas : un mort de plus ou de moins est sans importance pour eux.
– Que proposes-tu ?
– Je n’en ai aucune idée encore mais une chose est certaine : nous ne devons rien dire à la police. D’ailleurs, elle me paraît un peu débordée par l’ampleur de la tâche et je suppose qu’elle va demander du secours à Vienne. À ce propos, ajouta-t-elle en se tournant vers Golozieny, et puisque vous allez sans doute regagner demain la capitale, j’espère que vous allez vous aussi garder le silence et ne pas vous précipiter chez vos « hautes relations » pour les mettre en mouvement ?
Offusqué, le menton du comte releva sa barbiche jusqu’à former un angle droit avec son cou maigre.
– Ne me prenez pas pour un imbécile, Lisa ! Je ne ferai rien qui puisse vous gêner. D’ailleurs, j’ai l’intention de prolonger mon séjour. La seule idée de vous laisser toutes deux seules aux prises avec un si grave problème est de nature à me faire changer mes plans. J’entends veiller sur vous... si vous le permettez ? ajouta-t-il avec un regard engageant à l’adresse de sa cousine.
Celle-ci lui répondit par un sourire un peu las mais affectueux :
– C’est gentil ! fit-elle. Vous pouvez rester, bien sûr, autant que vous le voudrez. Votre dévouement nous émeut, Lisa et moi...
Si la jeune fille semblait touchée par un sentiment quelconque, ce n’était certes pas la reconnaissance et moins encore la joie, mais Golozieny lui adressa un sourire aussi rayonnant que si elle venait de lui promettre sa main.
– Parfait ! En ce cas, nous pourrions peut-être songer à écourter cette soirée ? Tout le monde est fatigué, ce soir, et notre Lisa, en particulier, doit se reposer.
Le message était clair : « Il nous flanque à la porte, songea Morosini. Décidément, on le gêne ! ... » Mais la comtesse en se levant de table semblait l’approuver et fit mieux encore en disant :
– J’avoue sentir la fatigue. Si vous le voulez bien, messieurs, ajouta-t-elle à l’adresse de ses invités, nous allons prendre un peu de café puis nous nous séparerons jusqu’à demain.
– Pas de café pour moi, comtesse ! fit Adalbert. J’en bois trop et si j’en avale un de plus je ne dormirai pas.
Aldo, à son tour, demanda la permission de prendre congé mais tandis qu’Adalbert, devinant qu’il avait besoin d’un instant, éternisait ses salutations en délivrant à Mme von Adlerstein et à son cousin un petit discours sur les formules de politesse usitées dans l’Egypte ancienne, Morosini rejoignit Lisa dans la galerie sur laquelle ouvraient les pièces de réception :
– Avez-vous la possibilité de laisser ouverte une des portes de cette maison ?
-Je crois, oui... celle des cuisines. Pourquoi ?
– Combien de temps faut-il pour que tout soit livré au silence et au sommeil ? Une heure ?
– C’est un peu court. Deux plutôt, mais que voulez-vous faire ?
– Vous le verrez bien. Dans deux heures, nous vous rejoindrons dans votre chambre... Et arrangez-vous pour trouver une corde !
– Dans ma chambre ? Vous êtes fou ?
– J’ai dit « nous », pas « je » ! N’allez pas tirer de conclusions déplacées et faites-moi un peu confiance ! Maintenant si vous préférez attendre dans la cuisine je ne vous en empêche pas... Adalbert ! appela-t-il à haute voix sans autre transition. Notre hôtesse a besoin de repos. Pas d’une conférence !
– C’est vrai ! Je suis impardonnable ! Que d’excuses, chère comtesse...
Les trois personnages apparurent dans la galerie presque aussitôt et trouvèrent Morosini seul, une cigarette au bout des doigts. Lisa s’était éclipsée comme un rêve.
Pour être sûr qu’ils partaient bien, Golozieny les accompagna jusqu’à leur voiture et, pour lui faire plaisir, Adalbert démarra en produisant le maximum de bruit :
– Tu as décidé quelque chose ? demanda-t-il en fonçant tête baissée dans l’obscurité du parc.
– Oui. On revient dans deux heures. Lisa s’arrangera pour que la porte de la cuisine ne soit pas verrouillée...
– Et les chiens ? Tu y as pensé ?
– Elle n’en a pas parlé. Peut-être qu’on ne les lâche pas quand il y a des invités ? Nous prendrons nos précautions !
Celles-ci consistèrent en un plat de viande froide que les deux compères, sous prétexte d’avoir fort mal dîné, se firent monter dans leurs chambres accompagné d’une bouteille de vin pour plus de vraisemblance. Laquelle bouteille disparut en grande partie dans un lavabo. Une heure plus tard, ayant troqué leurs smokings pour des vêtements plus appropriés à une expédition nocturne, ils quittaient discrètement l’hôtel et gagnaient le bord de la rivière où Aldo avait garé sa nouvelle voiture.
Ils allèrent la dissimuler dans le petit bois où ils avaient précédemment caché l’Amilcar et continuèrent à pied, nantis chacun d’un paquet de viande dans la poche de leur manteau.
Cela ne leur servit à rien : les chiens ne se montrèrent pas. Pourtant, aucune lumière ne brillait dans le petit château. Soulagés d’un grand poids, ils gagnèrent la porte des cuisines à pas prudents et silencieux mais pas plus que le vantail de bois qui s’ouvrit sans le moindre grincement sous la main de Morosini :
– J’espère que vous me féliciterez ? fit la voix étouffée de Lisa. J’ai même pris la peine de huiler les gonds...
Elle était là, en effet, assise sur un tabouret ainsi que le révéla la lanterne sourde posée sur la table à côté d’elle et dont elle ouvrit le volet. Elle aussi avait changé de vêtements : la jupe de loden, le chandail à col roulé et les chaussures de marche ressuscitèrent un instant la défunte Mina dans l’esprit d’Aldo.
– C’est du beau travail, chuchota-t-il, mais pourquoi êtes-vous là ? Vous n’êtes pas remise et nous avions seulement besoin que vous nous indiquiez la chambre de votre ami Alexandre.