– Qu’est-ce que vous lui voulez ? Vous n’allez pas le... le tuer ? fit Lisa, inquiète de retrouver dans la voix habituellement chaude et un peu voilée de Morosini certaine résonance métallique annonçant quelque résolution extrême. Le rire étouffé d’Adalbert la rassura :
– Vous nous prenez pour qui ? Il ne mérite sans doute pas mieux mais on veut seulement l’enlever.
– L’enlever ? Pour l’emmener où ?
– Dans un coin tranquille où l’on puisse l’interroger loin des oreilles sensibles, fit Aldo. J’ajoute que nous comptions un peu sur vous pour nous trouver ça.
La jeune fille réfléchit un instant à haute voix, pas autrement émue par le projet de ses amis :
– Il y a bien l’ancienne sellerie mais elle est trop proche de la nouvelle et des écuries. Le mieux serait la resserre du jardinier. Mais autant vous apprendre tout de suite que Golozieny n’est pas dans sa chambre...
– Où est-il alors ?
– Quelque part dans le parc. Il a la manie des promenades nocturnes. Même à Vienne, il lui arrive d’aller fumer un cigare sous les arbres du Ring. Grand-mère le sait et on ne lâche jamais les chiens quand il est ici. Une chance que vous ne soyez pas tombés sur lui en arrivant : il aurait pu appeler au secours.
– Il n’aurait rien appelé du tout et je considère au contraire comme une chance qu’il soit dehors. C’est toujours autant de fait...
– Le parc est grand. Vous n’espérez pas le retrouver en pleine nuit ?
Adalbert qui commençait à avoir sommeil bâilla sans retenue avant de soupirer :
– C’est sans doute parce que vous êtes blessée, mais votre brillante intelligence ne saisit pas bien la situation. On ne va pas lui courir après : on va l’attendre. Vous avez la corde ?
Lisa la ramassa sur un banc voisin puis, sans relever le propos, ferma la porte de la cuisine et conduisit les deux hommes à travers la maison obscure jusqu’au grand porche d’entrée dans les ombres duquel il fut facile de se dissimuler :
– C’est curieux, cette manie ambulatoire chez un homme de cet âge ? remarqua Vidal-Pellicorne. Surtout quand il ne fait guère un temps à rêver aux étoiles !
– Non, c’est commode ! fit Aldo entre ses dents. Un bon moyen de prendre langue avec ses complices... mais chut ! Il me semble que je l’entends...
Un pas tranquille se rapprochait, souligné par le crissement du gravier. Le point rouge d’un cigare brilla avant de décrire une courbe gracieuse quand le fumeur jeta son mégot. En même temps le pas s’accélérait et bientôt la silhouette du promeneur se découpa sur la nuit à l’entrée du porche. C’est là qu’Aldo l’attendait : son poing partit comme une catapulte. Atteint à la pointe du menton, Golozieny s’écroula sans dire « ouf »...
– Joli coup ! apprécia Adalbert. Et maintenant, on le ficelle et on l’emporte...
– N’oubliez pas de le bâillonner ! conseilla Lisa en présentant un mouchoir roulé en boule et un foulard...
Morosini rit doucement tout en s’activant :
– Vous progressez sur le chemin du crime, ma chère Lisa ! Si vous voulez bien nous guider à présent ?
Elle reprit la lanterne qu’elle s’était bien gardée d’oublier mais ne l’ouvrit pas :
– Par ici ! Je vous préviens : c’est assez loin et je n’ai pas de brancard à vous offrir...
– On le portera à tour de rôle, dit Aldo en chargeant le grand corps inerte sur son épaule dans la meilleure tradition des pompiers.
Il fallut dix bonnes minutes en se relayant pour atteindre, au fond du parc, un petit groupe de bâtiments bas, abrités sous de grands arbres, et que l’on ne pouvait apercevoir de la maison à cause des buissons disposés devant. Lisa ouvrit une porte, libéra la lumière de sa lanterne et pénétra dans une assez vaste resserre, meublée d’outils de jardinage aussi nombreux que divers, et admirablement rangés. Elle posa la lanterne sur un établi. Pendant ce temps, Morosini déchargeait Adalbert du fardeau qu’il avait pris à mi-chemin et l’étalait sans excessives précautions sur le sol en terre battue. Le comte émit un gémissement. Il avait repris conscience et roulait, au-dessus du bâillon, des yeux brûlants de colère.
Aldo s’accroupit auprès de lui et lui mit sous le nez le revolver qu’il venait de prendre dans sa poche :
– Comme nous avons quelques questions à vous poser, nous allons vous rendre votre voix mais je vous préviens que, si vous criez, j’aurai le regret de me montrer fort désagréable !
– De toute façon, fit Lisa, personne ne vous entendrait, « cher » Alexandre. Aussi ne saurais-je trop vous conseiller de répondre à ces messieurs aussi calmement que possible. C’est le moment où jamais de montrer vos talents de diplomate... Alors, nous sommes bien d’accord ? Pas de cris ?
Le prisonnier fit « non » de la tête.
Aussitôt, Adalbert s’agenouilla à son tour, dénoua le foulard et libéra la bouche du comte, tandis qu’Aldo contemplait non sans surprise ce nouvel avatar de son ancienne collaboratrice : Lisa semblait se glisser avec aisance dans la peau d’une justicière froide, déterminée et, peut-être, implacable.
Ce fut aussi le sentiment de Golozieny, car non seulement il ne cria pas mais tout ce qu’il réussit à articuler, ce fut :
– Vous, Lisa... vous me traitez en ennemi ?
– Je vous traite comme le seront, en pire j’espère, ceux qui ont enlevé Elsa Hulenberg et assassiné ses serviteurs...
– Et moi, moi j’en ferais partie ?
– Si ce n’est pas le cas, intervint Morosini, expliquez-nous ce que vous êtes allé faire, dans la nuit du 6 au 7 novembre, dans la villa achetée par Mme Hulenberg, et cela en sortant d’une entrevue que vous souhaitiez secrète dans ce château de Rudolfskrone ?
Le regard que le prisonnier leva sur son accusateur refléta un effroi sincère mais ce ne fut qu’un éclair. Presque aussitôt, les lourdes paupières fripées retombèrent :
– Vous pouvez poser toutes les questions que vous voudrez, je ne répondrai à aucune...
CHAPITRE 9 DANS LA RESSERRE DU JARDINIER
La déclaration de Golozieny engendra une minute de silence que les autres protagonistes de la scène s’employèrent à apprécier chacun selon son tempérament. Le premier à réagir fut Adalbert :
– Une attitude romaine, mon cher ! gloussa-t-il, mais il m’étonnerait que vous arriviez à la conserver longtemps...
– Je ne vois pas ce qui pourrait m’amener à en changer.
– Oh, vous allez voir très vite ! Mon ami Morosini et moi n’aimons pas que les choses traînent et, depuis le « poulet » que vous avez si obligeamment déposé dans l’assiette de Mme von Adlerstein, nous aurions même tendance à la nervosité.
La protestation d’Alexandre fut immédiate et furieuse :
– Ce n’est pas moi qui ai déposé l’ultimatum.
– Comme vous ne voulez pas répondre à nos questions, nous ne vous demanderons pas qui c’est et nous tiendrons donc pour vrai que vous êtes bel et bien l’auteur de ce cadeau empoisonné. Comme nous tiendrons également pour vrai que vous êtes
l’un des auteurs du double crime de Hallstatt et de l’enlèvement puis de la séquestration d’une femme innocente. Donc nous n’avons aucune raison de vous traiter autrement qu’en coupable, ce qui va vous valoir quelques désagréments.
– Je n’ai tué personne, moi ! Qui croyez-vous que je sois ? Un homme de main ?
– Ce que vous êtes, on vient de vous le dire, fit Aldo qui avait compris le jeu de son ami. Alors répondez au moins à cette simple demande : préférez-vous mourir lentement ou rapidement ? Comme vous ne pouvez nous être d’aucune utilité et que le temps presse, je voterai personnellement pour une fin brève...