Elle avait pris les deux mains d’Aldo et les serrait entre les siennes comme pour leur communiquer sa conviction, son espérance. D’un geste plein de douceur, il se dégagea mais ce fut pour s’emparer des doigts de la jeune fille et les porter à ses lèvres :
– Quel avocat vous feriez, ma chère Lisa ! dit-il avec son demi-sourire impertinent pour masquer son émotion. Vous savez bien que je ferai ce que vous voulez mais il va falloir vous mettre en prière : je n’ai jamais eu le moindre talent de comédien...
– Songez à ce qu’a été sa vie, regardez-la bien... et puis laissez parler votre cœur généreux ! Je suis sûre que vous vous en tirerez à merveille ! Josef va vous introduire : elle est dans le petit salon d’écriture de Grand-mère.
Lisa allait prendre le bras d’Adalbert pour l’emmener mais Aldo la retint :
– Encore un mot... indispensable ! Rudiger connaissait-il ses origines plus que princières ?
– Oui. Elle ne voulait pas qu’il ignore quoi que ce soit d’elle. D’après ce que je sais, il lui montrait ne tendre déférence. C’est une attitude que je ne pourrais pas demander à n’importe qui, mais vous êtes le prince Morosini et les reines ne vous font pas peur.
– Votre confiance m’honore. Je ferai de mon mieux pour ne pas la décevoir...
Un instant plus tard, Josef annonçait :
– Le visiteur qu’attend Votre Altesse !
Puis s’effaçait en s’inclinant. Aldo s’avança, pris d’un trac soudain comme si cette porte débouchait sur une scène de théâtre et non sur un petit salon tendu de soie beige et réchauffé par les flammes d’un feu de bois. En dépit de son aisance mondaine, il dut se forcer pour franchir le seuil. Il n’avait jamais imaginé se trouver un jour dans une situation si délicate. Aussi, dès que son premier pas eut fait grincer les lames du parquet, choisit-il de s’incliner devant l’image qu’il n’avait fait qu’entr’apercevoir :
– Madame ! murmura-t-il d’une voix tellement enrouée qu’il s’en fût amusé en d’autres temps et en En autre Heu.
Un petit rire frais et léger lui répondit :
– Que vous voilà solennel, mon ami ? ... Venez ! Venez ! ... Nous avons tant à nous dire !
En se redressant, il eut l’impression de voir double : le profil de la femme qui l’accueillait, assise dans une bergère au coin du feu, était semblable à celui du buste de marbre placé à quelques pas d’elle : même dessin, même blancheur. La dame au masque de dentelles noires, le sombre fantôme de la crypte des Capucins était, ce soir, vêtue de blanc : une robe de fin lainage l’enveloppait et une écharpe de mousseline neigeuse posée sur sa chevelure nattée en couronne retombait de façon à ne laisser voir que la moitié intacte du visage. L’une des mains d’Elsa jouait avec le léger tissu qu’elle ramenait parfois devant sa bouche tandis que l’autre se tendait vers le visiteur...
Il fallut bien que celui-ci s’avance. Pourtant il sentait s’accroître sa gêne et son malaise, peut-être à cause du ton intime que l’étrange femme employait. Il prit la main tendue sur laquelle il s’inclina sans oser y poser ses lèvres.
– Pardonnez mon émotion ! réussit-il enfin à murmurer. J’avais perdu l’espoir de vous revoir jamais, madame...
– Vous vous êtes bien fait attendre mais, Franz, comment le regretter encore puisque vous avez pu surmonter vos souffrances pour voler à mon secours et m’arracher à la mort...
Un instant démonté, Aldo se rappela qu’il était censé avoir longtemps et cruellement souffert des suites de la guerre.
– Je vais mieux, grâce à Dieu, et je venais à vous quand une voix secrète m’a guidé vers l’endroit où l’on vous tenait captive.
– Je ne pensais pas être prisonnière puisque l’on m’avait promis de me conduire dans un endroit où vous m’attendiez. C’est seulement hier soir que la peur est venue... que j’ai compris. Oh, mon Dieu !
Devant la terreur qui se levait soudain dans le beau regard sombre, il s’émut, tira un tabouret près de la bergère et reprit la main qui, cette fois, tremblait :
– Oubliez cela, Elsa ! Vous êtes vivante et c’est tout ce qui compte ! Quant à ceux qui ont osé s’attaquer à votre personne, lui faire du mal, soyez certaine que je ferai tout pour qu’ils reçoivent leur punition.
Les yeux reprirent leur sérénité et le caressèrent.
– Mon éternel chevalier ! ... Vous fûtes celui à la rose et à présent c’est sous l’armure brillante de Lohengrin que vous me revenez[ix].
– A cette différence près que vous n’aurez pas à me demander mon nom...
– Et que vous ne repartirez pas ? Car nous ne nous séparerons plus, n’est-ce pas ?
Il y avait dans l’interrogation une note impérieuse qui n’échappa pas à Aldo mais il s’attendait à cette question. Lisa aussi qui lui avait soufflé une réponse :
– Pas longtemps. Cependant, il me faudra retourner bientôt à Vienne afin de... terminer le traitement médical que je subis depuis des mois. Je suis un homme malade, Elsa !
– Vous n’en avez pas l’air ! Jamais je ne vous ai vu si beau ! Et comme vous avez bien fait d’abandonner votre moustache ! Moi, en revanche, j’ai beaucoup changé, ajouta-t-elle avec amertume.
– Ne croyez pas cela ! Vous êtes plus belle que jamais...
– Vraiment ? ... même avec ça ?
Les doigts qui jouaient nerveusement depuis un instant avec le voile blanc l’écartèrent brusquement tandis qu’Elsa tournait la tête pour qu’il vît mieux la blessure, guettant le sursaut qu’elle craignait et qui ne vint pas.
– Cela n’a rien de terrifiant, dit-il doucement. Et d’ailleurs, je n’ignorais pas ce que vous avez eu à souffrir.
– Mais vous n’aviez rien vu ! Pensez-vous toujours qu’il soit possible de m’aimer ?
Il considéra un instant l’éclat velouté des grands yeux bruns, la masse soyeuse de la chevelure blonde coiffée en diadème, la finesse des traits et la noblesse naturelle qui mettait une sorte d’auréole autour de ce visage blessé.
– Sur mon honneur, madame, je ne vois rien qui s’y oppose. Votre beauté a été meurtrie mais votre charme s’en trouve peut-être augmenté. Vous paraissez plus fragile, donc plus précieuse, et qui vous a aimée jadis ne peut que vous aimer davantage...
– Vous m’aimez toujours alors ? ... Malgré cela ?
– Ne me faites pas l’injure d’en douter.
Pris sans qu’il s’en rendît compte à ce jeu étrange et par cette femme plus étrange encore mais combien poétique, Aldo n’éprouvait aucune peine à faire passer dans sa voix l’écho d’un sentiment chaleureux. A cet instant-là, il aimait Elsa, confondant sans doute son désir de la sauver par tous les moyens et l’attrait naturel d’un cœur généreux pour un être à la fois beau et malheureux.
Elsa venait de laisser tomber sa tête dans ses mains. Aldo comprit qu’elle pleurait, d’émotion sans doute, et préféra garder le silence. Ce fut elle qui parla :
– Que j’étais sotte, mon Dieu, et que je vous connaissais mal ! J’avais peur... si peur chaque fois que je me rendais à l’Opéra ! Peur de vous faire horreur, mais j’avais un tel désir, un tel besoin de vous revoir encore... une dernière fois.
– Une dernière fois ? ... Pourquoi ? – A cause de ce visage. Je me disais qu’au moins J’aurais le bonheur de vous voir, de toucher votre main, d’entendre votre voix... et puis nous nous serions quittés sur un rendez-vous... où vous ne auriez jamais trouvée. Et moi, durant tout notre entretien j’aurais refusé de lever la mantille de dentelle qui me défendait si bien... et intriguait tant de gens !
– Quoi ? Sans même lui... me permettre de contempler vos yeux magnifiques ? Quand on les regarde on ne voit plus qu’eux ! ...