Digne et fière, appuyée sur sa canne et abritée tant bien que mal par le dôme de soie noire que Josef tendait au-dessus de sa tête, Mme von Adlerstein menait le convoi. A son coude, son petit-neveu, les mains au fond des poches d’un immense pardessus noir et la tête rentrée dans les épaules, s’efforçait d’offrir la plus petite surface possible aux bourrasques. Derrière eux, quelques rares amis déversés le matin par le train de Vienne suivaient avec quelques-uns des serviteurs de Rudolfskrone et une poignée d’habitants de la ville, venus là par pure curiosité et au mépris des intempéries assister aux funérailles d’un homme que la plupart ne connaissaient pas mais que sa mort tragique rendait on ne peut plus intéressant.
Sur le conseil de sa grand-mère, Lisa était restée au logis pour tenir compagnie à Elsa. Quant à Morosini et Vidal-Pellicorne, ils étaient présents mais se tenaient à l’écart sous un bouquet d’arbres en compagnie du policier salzbourgeois. Ils étaient venus pour voir si la baronne Hulenberg ferait son apparition, mais celle dont Golozieny avait avoué qu’elle était sa maîtresse ne se montra pas. Les deux amis en furent pour leur curiosité...
– C’est aussi bien comme ça, fit Aldo entre ses dents. Elle a conduit ce pauvre type à sa perte et c’est elle que nous avons entendue rire quand il est tombé. Tu n’aurais pas voulu qu’elle lui apporte des fleurs ?
– Si je n’étais certain qu’elle est toujours ici, je croirais volontiers qu’elle est partie en dépit de ma défense, dit Schindler. Les volets de sa maison sont fermés. Seules les cheminées fument...
– Vous feriez peut-être mieux de lui laisser la bride sur le cou mais en lui donnant un ou deux anges gardiens, suggéra Adalbert. Qui sait si elle ne vous mènerait pas à son cher frère ? S’ils sont vraiment liés par le sang, cela m’étonnerait beaucoup qu’elle lui laisse tout le bénéfice du crime. Chez ces gens-là, la confiance ne doit pas faire partie des vertus familiales...
– J’y ai songé mais je la crois trop maligne pour commettre une telle erreur. Elle va sûrement se tenir tranquille pendant un moment...
Tandis que les fossoyeurs s’employaient à recouvrir le défunt d’une épaisseur de terre avant de disposer dessus les quelques couronnes de chrysanthèmes, de feuillage ou de perles, les assistants refluaient vers la sortie après avoir offert à la comtesse des condoléances d’autant plus volubiles qu’elles étaient dépourvues de conviction. Elle-même se retira en s’entretenant avec le prêtre qui venait d’officier et qui l’avait rejointe sous le vaste parapluie.
– Je me demande, fit Aldo, s’il y a ici une seule personne pour regretter Golozieny ?
– Nous avons peut-être parlé trop vite, murmura Schindler, tandis que tous trois sortaient du cimetière. Regardez la voiture arrêtée devant celle de la comtesse : c’est celle que nous avons arraisonnée l’autre nuit.
Deux personnes occupaient le véhicule : un chauffeur sur le siège et une femme sur la banquette arrière. Ils ne bougeaient pas, attendant sans doute que les assistants se dispersent.
– J’aimerais voir quelle tête elle a, dit Aldo. Rentrez sans moi, je vous rejoindrai !
Il s’esquiva discrètement et profita de la sortie du milieu des tombes en effectuant un mouvement tournant qui lui permit de revenir à l’abri d’un buisson qui foisonnait à la tête même de la sépulture. Et là, il attendit.
Pas très longtemps. Un quart d’heure peut-être s’écoula avant qu’un pas fît crisser le gravier : une femme s’avançait, un bouquet d’immortelles dans ses mains gantées. Elle portait un manteau de ragondin et, sur ses cheveux blonds coiffés avec art, un petit chapeau de velours brun qu’elle abritait à l’aide d’un charmant parapluie. Elle s’approcha de la tombe fraîche tandis qu’avec un salut les fossoyeurs, qui avaient achevé leur ouvrage, s’en allaient. Sans leur accorder un regard, elle fit un signe de croix et parut s’absorber dans sa prière.
D’où il était placé, Morosini la voyait assez bien pour ne plus douter un instant qu’elle eût un lien de famille avec Anielka et son père. Surtout avec ce dernier ! C’était la même coupe de visage un peu sévère, le même nez arrogant, les mêmes yeux pâles et froids. Elle n’était pas sans beauté, pourtant l’observateur se demanda comment on pouvait devenir l’amant d’une femme pareille !
Durant un moment, il ne se passa rien : la baronne priait. Puis, soudain, elle tourna la tête à droite, à gauche, sans doute pour s’assurer qu’elle était bien seule et que personne ne l’observait. Rassurée par la tranquillité du lieu où l’on n’entendait que le bruit du vent, elle plia le genou, déposa son bouquet et le manchon assorti à son manteau et se mit à fourrager sous les fleurs. Aldo, sans bouger, tendit le cou, se demandant ce qu’elle pouvait faire, ainsi agenouillée sur des cailloux mouillés. Elle eut un geste d’agacement : de toute évidence le parapluie la gênait, mais renoncer à son abri eût été fatal au tortillon de velours qu’elle avait sur la tête...
Elle prit un objet dans son manchon et le glissa sous les couronnes. Puis, son manchon d’une main, son parapluie de l’autre, elle se détourna pour se diriger vers la sortie du cimetière et rejoindre sa voiture.
Aldo n’avait toujours pas bougé. Aussi immobile que l’ange de pierre d’un tombeau voisin, il se laissa tremper jusqu’à ce que le bruit d’un moteur que l’on mettait en marche lui eût appris que la baronne partait.
Aussitôt, il quitta son abri et vint se placer à l’endroit exact où se trouvait la visiteuse. Comme elle, il regarda si personne n’était en vue, s’accroupit et commença à fouiller la terre sous les fleurs. Cette femme n’était pas venue pour prier ni pour rendre un hommage dérisoire à l’homme qui l’avait aimée mais bien pour déposer quelque chose. Et ce quelque chose, il le voulait.
Ce fut moins facile qu’il le croyait. La terre qui venait d’être rejetée était encore molle, mais la baronne avait dû enfoncer l’objet assez profondément. Il trouva quelques pierres sous ses doigts jusqu’à ce qu’enfin, son index accrochât quelque chose qui avait l’air d’un anneau. Tirant un bon coup, si énergiquement même qu’il faillit tomber à la renverse, il amena au jour un pistolet à répétition. La baronne était venue enfouir dans la tombe de l’homme assassiné l’arme qui avait servi à l’abattre.
Prenant son mouchoir, il en enveloppa sa trouvaille, qu’il fourra dans l’une de ses vastes poches, et prit sa course vers la route. La preuve qui faisait si cruellement défaut, il la sentait peser contre lui, et il en éprouvait de la joie. Les balles extraites par l’autopsie du corps d’Alexandre Golozieny n’avaient pu être tirées que par cet outil de mort.
La pensée que Schindler était peut-être déjà reparti pour Salzbourg lui traversa l’esprit et il se remit à courir. Grâce à Dieu, quand il arriva devant le poste de police, la voiture du haut fonctionnaire était encore là. Il se rua à l’intérieur, aperçut Schindler qui causait avec un collègue et fonça :
– Excusez-moi ! Est-ce qu’il y a ici un endroit où l’on peut parler tranquillement ?
Sans poser de question, le policier se contenta d’ouvrir une porte donnant sur un petit bureau :
– Venez par là !
Il regarda Morosini déballer sur le buvard taché d’un sous-main son paquet un peu boueux mais, quand il vit ce qu’il y avait dedans, ses yeux se rétrécirent.
– Où avez-vous trouvé ça ?
– La baronne m’en a fait cadeau sans même s’en douter...
Et de raconter ce qui venait de se passer au cimetière.
– Naturellement, bougonna Schindler, vous l’avez pris à pleine main ?
– Non. Je l’ai sorti par l’anneau de la détente et je l’ai mis dans mon mouchoir mais je serais étonné que vous trouviez des empreintes. Mme Hulenberg portait des gants pour effectuer son petit travail et la terre mouillée a dû effacer pas mal de traces, en admettant qu’on ne s’en soit pas occupé avant...