— Je viendrai te chercher à ton hôtel. C’est plus simple. Nous irons dîner hors de Santiago, je connais un restaurant où il y a de l’ambiance. En ville c’est sinistre. Ensuite, on ira boire un verre chez moi.
Encore un coup à oublier le couvre-feu ! Malko la raccompagna jusqu’à l’entrée de la boutique, sous l’œil avide d’un paquet de « lolas » en train de sucer des glaces sur le trottoir. Il remonta dans la Datsun. Au moment où il allait démarrer, une apparition extraordinaire se matérialisa à côté de lui. Une vieille femme juchée sur une moto, affublée comme un personnage d’Orange mécanique. Des bottes de plastique blanc, des lunettes noires enveloppantes, des boucles d’oreilles de gitane, une jupe-culotte et un blouson. Impavide, elle essayait de faire démarrer sa machine sans un sourire devant les quolibets des « blas ». L’une cria très fort :
— Holà, Rotal !
Lorsqu’il démarra, elle était toujours en train de se battre avec son kick…
Malko remonta Providencia jusqu’en haut, passant devant l’ambassade d’Union soviétique, fermée par le nouveau gouvernement, puis tourne à gauche dans Vitacura, pour gagner le Barrio Alto. Le soleil avait percé les nuages et il faisait chaud. Il vérifia machinalement que son pistolet extra-plat était glissé sous son siège. Le Mercurio mentionnait la mort de Chalo Goulart. Sans commentaires, dans la notice nécrologique. Malko longea la rivière à sec et tourna devant l’entrée du polo dans la calle Carrera. Deux cents mètres après, il aperçut la petite maison jaune décrite par Oliveira. Il gara la Datsun un peu plus loin et revint sur ses pas à pied, traversa le petit jardin qui entourait la minuscule maisonnette. Il appuya sur la sonnette.
Les yeux saillants reflétaient la peur, Malko photographia mentalement le nez camus, la bouche sensuelle et molle, le chignon, le menton en fuite et les traits tirés par une angoisse diffuse. Un haut ajusté moulait la lourde poitrine un peu tombante, la jupe longue boutonnée devant était ouverte jusqu’à mi-cuisses. Seuls, les quelques kilos de trop et les rides légères sous les yeux disaient que les quarante ans n’étaient pas loin.
Malko eut un sourire encourageant, ôta ses lunettes noires et demanda :
— Vous êtes bien Tania ?
À un mouvement imperceptible, il crut qu’elle allait refermer la porte sans même lui répondre. La tête un peu penchée sur l’épaule, elle l’observait. Puis elle se détendit un peu.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
— Je voudrais voir vos peintures, dit-il, on m’a dit que vous aviez beaucoup de talent.
Le regard de Tania s’adoucit d’un coup, mais elle restait sur ses gardes.
— Qui vous a dit cela ? demanda-t-elle.
— Chalo Goulart.
Un cercle blanc apparut autour de la bouche de la nia. Elle fit d’une voix sans timbre :
— Mais Chalo est…
— Mort, dit Malko, je sais. C’est horrible. Je ne comprends pas ce qui s’est passé.
Elle se décida d’un coup et ouvrit la porte. Il la dévisagea, pensant qu’Oliveira avait tort. Tania avait encore beaucoup de charme pour une femme de quarante ans.
Ils traversèrent une entrée minuscule pour pénétrer dans un petit salon. Elle s’assit en face de Malko, ramenant les pans de sa jupe ouverte pour cacher ses deux genoux ronds. Penchée vers lui, tendue, elle l’observait, sur ses gardes. Des tableaux surréalistes étaient accrochés partout. Les mêmes que chez Chalo Goulart. Un chevalet était posé dans un coin.
— Je ne vous ai jamais vu à Santiago, demanda-t-elle. Comment connaissez-vous Chalo ? Comment avez-vous eu mon adresse ?
— Grâce à Chalo, dit Malko. Il m’avait parlé de vous la dernière fois que je l’ai vu… Je n’habite pas le Chili, mais nous avons des amis communs.
Elle l’observait, tandis qu’il parlait, avec une intensité presque gênante. Sa poitrine se soulevait comme si elle avait du mal à respirer.
Les jointures de ses doigts étaient blanches tant elle se crispait.
Il fut aussitôt certain d’être sur la bonne piste. Tania était terrorisée. Cela avait sûrement un rapport avec la mort de Chalo Goulart. Soudain, elle se força à sourire. Un sourire forcé, figé, nerveux.
— Excusez-moi, dit-elle de vous recevoir ainsi, mais nous avons eu des moments très difficiles, tous ces derniers mois. La vie n’est pas facile à Santiago… Et la mort de Chalo Goulart a été un choc très dur. C’était un ami très sûr et très cher…
Elle se tut, la voix brisée par les larmes. Malko respecta son chagrin quelques minutes avant de demander :
— Vous qui le connaissiez bien, savez-vous pourquoi il s’est suicidé ?
Elle ne répondit pas, de nouveau tendue, décroisant les jambes nerveusement, laissa enfin échapper :
— Je ne sais pas.
Il était sûr qu’elle mentait. Tout à coup, elle se força à sourire et se leva.
— Excusez-moi, je vous reçois très mal. Puisque vous êtes un ami de Chalo. Je vais vous offrir à boire. Ensuite, nous pourrons regarder mes peintures, si cela vous intéresse.
Il avait l’impression qu’elle se contraignait pour ne pas le jeter dehors.
Elle disparut dans la cuisine. Il s’attendait à ce qu’elle reparaisse avec l’éternel « pisco-sour », mais elle revint avec une carafe pleine d’un liquide rougeâtre ou flottaient des morceaux de fruits.
— Bourgognia, annonça Tania. Un peu comme la sangria espagnole.
Elle remplit leurs verres et ils burent. Les yeux de Tania s’étaient animés tandis qu’elle examinait Malko attentivement. Leurs regards se croisèrent et il demanda :
— Vous vivez seule ?
— Oui.
Nouveau silence. L’ombre de Chalo Goulart était présente entre eux. Malko se jeta à l’eau.
— Chalo Goulart ne vous avait pas parlé de moi ?
— Maintenant, je crois que si, fit-elle enfin. Vous arrivez des États-Unis, n’est-ce pas ?
— Oui.
De nouveau le silence. Elle n’avait visiblement pas envie de s’étendre… Il y eut la pétarade d’une motocyclette dans la rue déserte. Malko attendit que le bruit eût décru et demanda :
— Comment êtes-vous arrivée au Chili ? C’est loin de la Roumanie.
Elle eut un sourire triste.
— J’ai fui quand les communistes ont pris le pouvoir juste après la guerre. À Rome, j’ai rencontré un peintre chilien qui m’a emmenée jusque-là. Puis, nous nous sommes séparés, après qu’il m’ait donné goût à la peinture. Mais je suis restée. C’est très loin ici. Je ne sais même plus à quoi ressemble l’Europe… je me suis fait des amis merveilleux comme Chalo.
Dès qu’elle parlait, elle avait le charme exubérant des Roumains, ses traits s’animaient, ses longues mains décrivaient des arabesques, ses yeux brillaient. Sa jupe s’était écartée, découvrant deux cuisses longues et lourdes, fuselées, encore très appétissantes. C’était curieux qu’elle ait poursuivi une liaison avec Chalo qui n’était pas précisément un Don Juan. Cela ne cadrait pas avec son personnage. Il avait l’impression qu’elle ne livrait qu’une toute petite partie d’elle-même.
Elle revint à ce qui l’intéressait.
— Comment avez-vous su que Chalo était mort ? Chalo Goulart qu’il n’avait vu qu’une seule fois dans sa vie devenait étrangement présent entre eux. Comme s’il l’avait toujours connu.
— Je devais dîner avec lui, dit doucement Tania. Il n’est pas venu. Comme il était toujours très exact, je me suis inquiétée. À neuf heures, j’ai téléphoné, j’ai cru qu’il avait eu un malaise et j’ai été voir. J’ai dû appeler la police pour entrer. Il était étendu sur son lit. Avec le tuyau du gaz…