Arrivés à l’avenue Santa-Rosa, une des grandes artères nord-sud, Tania ordonna à Malko :
— Suivez tout droit. C’est très loin, dans le quartier San Miguel.
La circulation devint démentielle, avec des dizaines de chocs. Ils étaient sortis depuis longtemps des quartiers élégants. Ce n’étaient plus que des entrepôts, des usines, des petites maisons. Malko demanda :
— Où allons-nous ?
— Vous verrez, dit sèchement Tania. Vous voulez retrouver Carlos Geranios, n’est-ce pas ?
Il n’insista pas, mettant son agacement sur le compte de la tension nerveuse. Comme si elle sentait qu’elle avait été trop loin, elle se détendit, croisant les jambes, laissant une longue cuisse fuselée apparaître dans l’échancrure de sa jupe.
— Nous allons bientôt arriver, annonça-t-elle.
Ils atteignaient la limite sud de la ville. Le quartier San Miguel. Il réalisa que Tania ne lui avait même pas demandé son nom. L’avenue Santo Rosa se rétrécit brusquement et ils durent patienter près de vingt minutes dans les fumées du gas-oil d’autobus en loques.
— À gauche, ordonna soudain Tania.
Quittant l’artère animée, ils s’engagèrent dans une rue beaucoup plus calme, est-ouest, bordée de petites maisons sans grâce, avec quelques boutiques. Ils passèrent devant une caserne gardée par des soldats. Tout à coup, Malko se rendit compte que Tania le faisait tourner en rond. Cela faisait quatre fois qu’ils passaient devant la même « Viñera » verte au coin d’une petite rue. Il déchiffra le nom de la rue calle Santa Fé.
— Pourquoi tournons-nous ? demanda-t-il.
Tania fronça les sourcils.
— Faites ce que je vous dis. Sinon, je ne vous conduirai pas où vous voulez aller.
Malko se le tint pour dit. Il serait toujours temps de discuter avec Carlos Geranios. Enfin, Tania indiqua une maison blanche sans étage, encadrée de deux portails métalliques.
— Arrêtez-vous là.
Malko obéit.
— Coupez le moteur.
Tania tendit le bras vers la porte de bois. Les fenêtres étaient fermées, protégées par des barreaux peints.
— C’est ici.
Il regarda la petite maison blanche qui semblait inhabitée.
— Vous venez ?
Elle secoua la tête.
— Non.
— Mais comment allez-vous revenir ?
— Je prendrai l’autobus. Ne vous tracassez pas…
— Geranios est ici ? demanda-t-il.
— Oui. On vous attend.
Malko comprit qu’il n’en tirerait rien de plus. Il descendit, alla jusqu’à la porte et appuya sur le bouton de la sonnette. En se retournant, il aperçut Tania qui s’éloignait en marchant d’un pas rapide.
La porte s’ouvrit dans son dos. Il se retourna, aperçut le visage mat d’une très jolie fille brune au type hispanique prononcé vêtue d’un chemisier blanc et d’un pantalon jaune. Curieusement, elle portait des faux cils longs comme des balayettes. Elle s’effaça pour laisser entrer Malko, sans prononcer un mot.
Il fit un pas en avant, eut le temps d’apercevoir une silhouette collée au mur. Un choc terrifiant lui donna l’impression que son crâne éclatait.
Ses jambes se dérobèrent sous lui et la porte claqua dans son dos.
Tania descendit du taxi et son cœur s’arrêta de battre brutalement. Ils étaient là. Quatre hommes dans une 404 sans numéro arrêtée juste en face de chez elle. Elle hésita, faillit dire au taxi de repartir, mais c’était idiot. Ils la rattraperaient facilement. Depuis la mort de Chalo, elle s’attendait à cela à chaque seconde… Elle paya et s’avança vers sa maison comme si elle ne voyait rien. Chaque minute gagnée était une victoire. Elle savait ce qui l’attendait. Mais, Dieu merci, elle n’aurait pas besoin de résister longtemps…
Une des portières de la 404 s’ouvrit sur un homme tout petit coiffé d’un chapeau blanc, qui vint vers elle avec un mauvais sourire. Il souleva son couvre-chef avec une politesse exagérée.
— Señora Tania Popescu ?
Comme s’il ne le savait pas.
— C’est moi, dit Tania.
— Nous voudrions vous poser quelques questions. Si vous voulez venir avec nous…
Elle n’essaya même pas de discuter. La rue s’était vidée. Il fallait qu’ils soient bien pressés pour ne pas attendre le couvre-feu. Avec des gestes d’automate, elle monta à l’arrière de la 404. Entre les deux policiers qui sentaient la sueur et le tabac. La voiture se mit à rouler doucement vers le centre de la ville. Personne ne parlait. Déjà, les passants, la vie extérieure paraissaient irréels à Tania. La voiture descendit Alameda, suivant sagement les embouteillages, puis passa devant une vieille église dans une petite rue qui tournait et s’arrêta devant une sorte d’hôtel particulier décrépis aux volets clos. Galamment, le policier au chapeau aida Tania à sortir de la voiture en souriant. Déjà, elle était glacée d’horreur. Après le couloir, il y eut une pièce pleine d’hommes qui la regardèrent avidement. Ils étaient en bras de chemise, beaucoup avaient des armes à la ceinture, ils plaisantaient… Le policier au chapeau blanc fit signe à Tania de s’asseoir sur une chaise.
— Il y en a seulement pour quelques minutes, dit-il. Nous voudrions savoir où se trouve quelqu’un que vous connaissez bien.
— Qui ? demanda Tania d’une voix blanche.
— Carlos Geranios.
Intérieurement, elle se recroquevilla.
Tout à coup, le policier se rua sur elle en hurlant :
— Tu vas répondre, salope !
Tout se déchaîna d’un coup : on l’attrapa, on la palpa, on la déshabilla. Elle hurlait comme une bête prise d’une panique viscérale. Elle avait eu beau se préparer psychologiquement, elle n’aurait jamais pensé que ce serait ainsi. Les gifles, les coups pleuvaient. Chacun semblait vouloir arracher un morceau de ses vêtements. Elle tomba par terre, on la traîna par les cheveux dans une autre pièce. On la piétina. Puis ils l’installèrent sur une table médicale, les bras entravés par des courroies, les jambes ouvertes. Sous une lumière aveuglante.
Le premier, le policier au chapeau blanc, ôta sa veste, se détacha du groupe, la prit aux hanches et la viola posément, sans se presser. Tous les autres se succédèrent avec des lazzis, des insultes. Le ventre fouillé, déchiré, Tania aurait voulu hurler, mais elle ne pouvait pas. Aucun son n’arrivait à sortir de sa bouche, les cris restaient en elle. Elle se mit à vomir, on la frappa, on lui jeta un seau d’eau froide. Enfin, on la ramena dans la pièce voisine. Sur la chaise, le policier au chapeau blanc se planta en face d’elle.
— C’était seulement pour te donner une idée de ce qui t’attend si tu ne nous dis pas où est ce cochon de Geranios ? fit-il. Maintenant, on va s’occuper sérieusement de toi !
Tania ferma les yeux. Elle n’avait plus sa montre. Elle se dit qu’il fallait qu’elle tienne encore une heure au moins. Pour avoir une marge de sécurité. Deux, si possible.
— Je ne sais pas, fit-elle.
— Garce ! hurla le policier au chapeau blanc.
Il se rua sur elle, les poings en avant.
Chapitre VI
— Mata loi !
La voix de femme excitée parvint à Malko à travers un brouillard ouaté. Il sentait qu’on le relevait, ouvrit les yeux, vit une ampoule mie, des faux cils, des ongles rouges qui menaçaient son visage, un chemisier transparent bien rempli.
Plusieurs hommes se pressaient dans le petit vestibule. L’un d’eux lui assena un coup de poing en plein plexus solaire. Titubant, il fut cueilli à la volée par un autre adversaire qui l’expédia contre le mur d’un coup de coude qui lui fendit l’arcade sourcilière. Aveuglé par le sang, le souffle coupé, la tête bourdonnante, il essaya de parer les coups les plus dangereux. Trois hommes se jetèrent sur lui en même temps, se bousculant pour le frapper, encourages par la voix aigüe de la fille au chemisier blanc qui désirait de toute évidence le mettre en morceaux. Une douleur atroce au bas-ventre lui arracha un jappement involontaire. Il eut un éblouissement et retomba par terre, essayant de protéger son visage et son ventre. Les trois adversaires se ruèrent aussitôt sur lui. La dernière chose qu’il vit avant de s’évanouir fut les pieds aux ongles soigneusement teintés de la jeune femme qui lui avait ouvert, contemplant le massacre d’un air gourmand. Le bout d’un escarpin s’avança pour le frapper, mais il ne sentit pas le coup.