Malko eut d’abord l’impression qu’il se tenait sur un manège de chevaux de bois, tant les murs de la pièce tournaient. Il lui fallut plusieurs secondes pour réaliser qu’il était étendu par terre dans une pièce carrelée, presque sans meubles. Le brouhaha de voix lui faisait mal à la tête. Il n’arrivait pas à ouvrir son œil droit, ce qui le paniqua. Ses mains étaient liées derrière son dos, on lui avait ôté sa veste. Il essaya de se redresser, mais le seul fait de bouger lui arracha un cri de douleur. Il sentait une masse dure à la place de son œil droit : le sang coagulé qui avait coulé de son arcade sourcilière fendue bloquait la paupière. Il parvint à bouger son globe oculaire sous la croûte et cela le rassura un peu, sans lui faire comprendre les raisons de cet accueil d’une brutalité inouïe.
— Le salaud se réveille, dit en espagnol une voix venant d’une pièce voisine.
Aussitôt deux hommes se précipitèrent et le prirent par les aisselles pour le laisser retomber sur une chaise de fer. Ce qui lui arracha un grognement de douleur. Son bas-ventre était horriblement douloureux et il se demanda si on ne lui avait pas causé un dommage irrémédiable. Sur une table, il aperçut son pistolet extra-plat posé près d’une mitraillette Beretta et de plusieurs pistolets automatiques. Il y avait aussi quelque chose qui ressemblait à des pains d’explosifs… Il n’eut pas le loisir de se poser beaucoup de questions. Un barbu s’approcha de lui et demanda en anglais :
— Vous vouliez voir Carlos Geranios, n’est-ce pas ? Malko passa la langue sur ses lèvres gonflées de coups.
Oui, dit-il. Mais..,
— Je suis Carlos Geranios.
Malko l’examina de son œil valide. Il portait un blue-jean et un chandail. En dépit de ses cheveux longs et de la barbe, il était beau, avec un haut front, des traits réguliers et énergiques. Quatre autres hommes, tous très bruns, l’air farouche, entouraient Malko. Sans compter la fille aux faux cils. Il regarda autour de lui. Il y avait des caisses partout, des boîtes de conserve, des vêtements épars, un gros poste de radio avec une antenne déployée, une machine à ronéotyper et des piles de tracts dans tous les coins.
Carlos Geranios se pencha vers lui et dit d’un ton menaçant.
— Tu as entendu maricon ? Malko releva la tête.
— Pourquoi m’avoir accueilli de cette demanda-t-il. Je ne suis pas votre ennemi.
Carlos Geranios se redressa avec un rire se retourna vers les autres.
— Vous entendez ? Il demande pourquoi on l’a un peu bousculé.
— Laisse-moi lui crever les yeux à ce salaud ! cria la fille d’une voix hystérique.
Malko en eut froid dans le dos. Elle pensait vraiment ce qu’elle disait. Carlos Geranios à toute volée le gifla. Si fort qu’il faillit tomber de sa chaise. Le choc fit sauter la croûte de son œil blessé et il eut un éblouissement atrocement douloureux.
— Chancho ! Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’on allait t’offrir un pisco ! On va bien s’amuser et les copains de Diego Portales ne vont pas te trouver. Tu vas crever lentement, comme tu le mérites. Comme Chalo.
— Chalo ! protesta Malko. Mais il s’est suicidé !
Il crut que Geranios allait encore le frapper.
— Suicide ! siffla le Chilien. Tu sais ce qu’ils lui ont fait ? Ils sont venus à plusieurs. Ils l’ont attaché avec des bas de femmes parce que cela ne laisse pas de traces. Puis ils lui ont fait respirer le gaz jusqu’à ce qu’il crève. Ce n’est pas le premier et tu le sais bien.
Malko était atterré. Il n’eut pas le temps de poser des questions. Un autre barbu le prit à la gorge. Un grand maîgre, mais costaud, qui hurla :
— Maricon ! cloaque ! Tu sais ce qu’ils ont fait à mon copain Luis-Miguel ceux de la Division aéroportée ?
Malko ne savait pas… D’ailleurs, l’autre ne lui laissa pas le temps de répondre. Brûlant de haine, il lui cracha :
— Ils l’ont suspendu au bout d’une corde accrochée à un hélicoptère dans le détroit de Magellan. Là où l’eau est presque de la glace. Ils l’ont laissé des heures, pendant qu’il gelait vivant, qu’il hurlait, qu’il demandait grâce. Et ensuite, ils lui ont arraché les couilles avec des tenailles. Ils l’ont laissé saigner jusqu’à ce qu’il crève ! Tu entends, fumier, jusqu’à ce qu’il crève…
Brusquement, le barbu se pencha et empoigna les parties sexuelles de Malko, les serrant brutalement. Ce dernier poussa un hurlement sous la douleur inhumaine. Geranios, heureusement, écarta son tourmenteur.
— Attends, Miguel, nous devons l’interroger avant !
Miguel lâcha Malko avec un grognement menaçant :
— Tu ne perds rien pour attendre, salaud. Là où on va t’emmener, on aura tout le temps de s’amuser avec toi…
Geranios l’interrompit.
— Va voir si on peut charger la voiture. Si Luis a fini.
Malko en profita pour respirer un peu. Miguel revint aussitôt avec un autre garçon aux mains couvertes de cambouis, l’air soucieux.
— On ne pourra pas partir avant trois heures au moins, fit-il. Il a fallu que je démonte le pont arrière…
Carlos Geranios jura entre ses dents.
— Tu peux pas faire plus vite ?
— Impossible. Tu te rends compte…
C’étaient des Fiat montées au Chili qui tombaient en panne sans arrêt. Pourtant, il avait hâte de quitter cette maison où il se trouvait déjà depuis trop longtemps. Dans la vie clandestine, si on voulait rester en vie, il fallait être très prudent… Il se tourna vers Malko.
— Puisque on a du temps, on va commencer tout de suite, salaud.
La rage rendit à Malko un peu de forces.
— Mais enfin, vous êtes fous ! cria-t-il. Je suis venu vous emmener hors du pays. Pour vous protéger de la D. I. N. A.
Carlos Geranios eut un sourire venimeux.
— Tu veux m’emmener hors du Chili, hein ? fit-il.
— Je suis venu spécialement au Chili pour cela.
Le sourire ironique du Chilien s’accentua.
— Pourquoi ? La D. I. N. A. n’y arrivait pas.
— Depuis que vous avez fui de l’ambassade, on ne trouvait plus votre trace, dit Malko.
Il tint le coup quelques minutes puis s’évanouit de nouveau.
Quand il reprit connaissance, Carlos Geranios était planté devant Malko.
— Qui t’a envoyé ? demanda-t-il.
— Il faut lui faire payer pour Magali ! cria le plus jeune qui avait des yeux bleus et un nez busqué. Il brandissait un poignard de parachutiste.
Malko commençait à se demander s’il allait sortir vivant de cette maison de fous. L’atmosphère de haine palpable avait de quoi faire perdre son sang-froid à n’importe qui. S’il ne faisait pas quelque chose rapidement, il allait être tué, sans même avoir eu le temps de s’expliquer. Les cinq hommes tournaient autour de sa chaise comme des mouches agressives.