Il les écouta manger, discuter entre eux, à voix basse, comme si Malko n’avait pas été là. Ils parlaient sans se gêner, comme s’il était déjà mort. Leur acharnement était incompréhensible. Vaguement, il saisit le nom de Tania sans comprendre ce qu’ils disaient d’elle.
Un coup de sonnette bref stoppa la conversation. Malko eut l’impression que son cœur s’arrêtait de battre. Cela ne pouvait être qu’une bonne chose. Il se raidit, prêt à tout.
Carlos Geranios avait bondi silencieusement de sa chaise et arraché son colt de sa ceinture.
Enfonçant le canon dans le cou de Malko, il le força à se lever, lui détacha rapidement les mains.
— C’est toi, qui vas aller ouvrir, gringo, souffla-t-il. Si tu dis un mot, je te vide mon chargeur dans le dos.
Le canon du colt dans le dos, Malko traversa le living, aboutit dans la petite entrée. Il s’arrêta en face de la porte qui donnait sur la rue. Aucun bruit ne filtrait au travers. Le blond au nez busqué apparut derrière lui, une mitraillette au creux du coude.
— Ça doit être Tania, chuchota-t-il à Carlos Geranios.
Dans le dos de Malko, l’arme se fit plus pressante.
— Ouvre, gringo.
Le ton de Carlos Geranios était sans réplique. Malko s’avança, mit la main sur le bouton de la porte. Au moment où il commençait à le tourner, il entendit, de l’autre côté du battant, un bruit métallique.
Instinctivement, il se rejeta le long du mur. Bien lui en prit. Une série de détonations claquèrent à l’extérieur. Le bois de la porte se troua soudain sous le choc de multiples impacts. Derrière Malko, le blond poussa un cri. Le colt 45 tonna.
Une fraction de seconde plus tard, la porte vola en éclats sous un choc violent. Malko eut le temps d’apercevoir des uniformes, les flammes jaunes d’armes automatiques avant de plonger à plat ventre. Le jeune blond qui avait glissé le long de la cloison, une balle dans les reins, riposta en vidant le chargeur de sa mitraillette sur les uniformes qui se ruaient dans le vestibule. Deux s’effondrèrent, mais le feu violent de plusieurs armes automatiques coupa pratiquement le blond en deux. À l’extérieur aussi on tirait. Malko entendit des balles ricocher sur la porte de fer à côté de la maison, des appels.
La voix de Carlos Geranios cria quelque chose derrière lui. Allongé contre le mur, il faisait le mort. Les appels, les coups de feu, tout indiquait que la maison était cernée, par la D. I. N. A. ou l’armée. Le vestibule demeura vide pendant quelques secondes, puis, du coin de l’œil, Malko aperçut une meute de civils qui se ruaient à l’intérieur, tirant au jugé, criblant les murs. Plusieurs balles le frôlèrent, s’enfonçant dans le mur, faisant tomber du plâtre sur lui. Secoué par les projectiles, le cadavre du blond bascula sur le côté. Heureusement, Malko était allongé à côté de la porte et ceux qui entraient ne le voyaient pas tout de suite. Mais dès que la pièce fut pleine, on s’aperçut de sa présence.
Avec un cri féroce, un des « carabinieros » se précipita et tira une rafale de Beretta à dix centimètres de sa tête. Les balles firent éclater le mur et les détonations l’assourdirent. Il cria pour expliquer qui il était, mais personne ne l’écouta. Deux civils se ruèrent sur lui, pistolet au poing, le frappèrent en l’injuriant. Comme il se débattait, l’un d’eux se laissa tomber à califourchon sur son dos et se mit à lui marteler le crâne à coups de crosse de pistolet.
— Achève ce salaud de communiste ! hurla son compagnon.
Un coup plus violent ébranla le crâne de Malko. Il se dit qu’il allait être tué sur place. Cette fois par la D. I. N. A. Tout à coup, un civil minuscule, un colt aussi grand que lui au poing, surgit, coiffé d’un curieux chapeau blanc. Il vit Malko le visage couvert de sang et l’homme qui le frappait.
— Arrête, Diego ! hurla-t-il, il faut qu’il parle.
Il se précipita et arracha l’homme qui frappait Malko. Ce dernier essaya de parler, mais du sang pénétra dans sa trachée-artère et il eut une violente quinte de toux. Au même moment, la fusillade reprit à l’arrière de la maison. Il sentit vaguement qu’on le traînait, dit « Je suis américain », mais réalisa que les mots n’avaient jamais franchi sa bouche…
Le barbu vidait chargeur sur chargeur, accroupi à l’angle de la porte de la cuisine, pour tenter de contenir les assaillants, massés dans le salon. La fille qui avait perdu un de ses faux cils était déjà au volant de la Fiat 126 garée dans la petite cour. Le moteur ronflait. Par les trous de la porte de fer, on apercevait les véhicules de la police et les projecteurs. Les policiers prenaient leur temps, certains que personne ne pourrait s’échapper.
Carlos Geranios, les traits crispés, les lèvres rentrées, serrait contre lui quelque chose qui ressemblait à un pistolet lance-fusées un M. 79. Une arme qui lançait des grenades détruisant tout dans un rayon de dix mètres… Décidé à ne pas se laisser prendre vivant.
— Luis, cria-t-il, ouvre la grille !
— Mais, ils vont nous tuer ! protesta le barbu.
Heureusement, l’obscurité les protégeait. La police ne savait pas combien ils étaient.
— Vas-y, Luis, répéta Geranios.
Luis abandonna la cuisine après une dernière rafale, bondit jusqu’à la grille et rabattit vers l’intérieur un des battants. Plusieurs silhouettes s’écartèrent précipitamment, Carlos Geranios, tapi dans l’ombre, épaula son M. 79. La grenade partit avec une explosion sèche. Il y eut une lueur éblouissante dans la rue, une explosion sourde et tout ce qui vivait devant la grille se volatilisa.
Carlos Geranios se retourna vers la voiture.
— Vamos ! Isabella-Margarita.
La Fiat fit un bond en avant. Une grêle de balles jaillit du côté de la maison, pointillant le capot, brisant les phares. La jeune femme stoppa brutalement. Aussitôt, Luis se faufila le long de la Fiat, collé au mur. Il surgit face aux policiers en position le long du mur extérieur de la maison. Tous tirèrent en même temps. La mitraillette de Luis déchiqueta les trois hommes groupés comme une cible de foire. Un morceau de cervelle s’aplatit contre une fenêtre. Ils eurent le temps de riposter et Luis s’effondra en arrière, les bras en croix sur le capot de la Fiat.
Carlos Geranios se jeta dans la voiture qui fit un bond en avant. Le corps de Luis fut balayé, tomba par terre, une rafale jaillit derrière eux, pulvérisant la lunette arrière, pointillant le coffre. Isabella-Margarita évita un fourgon Chevrolet stoppé en travers de la calle Santa Fé, vit soudain l’obscurité devant elle. Il n’y avait plus de barrage ! Elle tourna aussitôt à gauche, filant vers le sud, zigzaguant. Les deux pneus arrière étaient crevés.
Geranios pleurait silencieusement, la tête dans ses mains.
— Luis, murmura-t-il, Miguel, ils vont les torturer.
— Ils sont morts, dit Isabella-Margarita. J’espère que l’autre cloaque est mort aussi.
Chapitre VII
— Tais-toi, salaud !
Malko venait de protester en anglais, essayant de se relever. Un carabinier lui expédia aussitôt un coup de crosse dans les reins. Il était allongé sur le ventre, les mains menottées derrière le dos, à même le plancher de l’ambulance qui roulait à toute vitesse dans les rues désertées par le couvre-feu, précédée et suivie de plusieurs voitures de police. À côté de lui, il y avait le cadavre de Luis, les yeux fixes, la tête éclatée baignant dans une mare de sang. L’autre ambulance emmenait cinq blessés de la police, une autre encore d’autres morts, miristes et policiers. Cela avait été un vrai massacre.
Il n’y avait qu’un survivant parmi les assiégés Malko. Sa tête lui faisait un mal horrible, des élancements fulgurants, il saignait. De temps en temps, les carabinieros lui envoyaient des coups de pied pour s’assurer qu’il était encore vivant ou lui promettaient aimablement de le sodomiser à coups de baïonnette…