Il entendit dans une sorte de brouillard la voix inquiète du lieutenant Aguirre.
— Étendez-le !
Puis, il sentit qu’on le portait. Avec précaution cette fois. Il voulait parler, dire qu’il avait envie de retourner au Sheraton, mais les mots ne franchissaient pas ses lèvres. Une névralgie plus forte lui arracha un cri puis tout devint noir.
Chapitre VIII
Les glaces épaisses de trois centimètres de la Lincoln étouffaient les bruits de la rue, le grondement des engins en train de creuser le lit du métro dans Alameda. Malko avait l’impression bizarre d’être coupe du monde, de flotter dans un autre univers. Après quatre jours de soins et de repos dans une chambre de l’hôpital Del Salvador, où l’on avait diagnostiqué un traumatisme crânien, il se sentait encore d’une faiblesse extrême. Lorsqu’il s’était regardé dans une glace, il s’était littéralement fait peur.
Tout le côté droit de sa figure était encore très enflé, l’œil aux trois quart fermé, l’arcade sourcilière striée de points de suture. Chaque fois qu’il bougeait les muscles de sa mâchoire, il avait envie de hurler.
Ses lunettes noires dissimulaient une partie des dégâts, mais ne lui évitaient pas la douleur. Quant à son corps, ce n’était qu’un immense point douloureux. À chaque inspiration, c’était comme s’il respirait du feu. Chaque muscle semblait avoir été tordu. Mais ses migraines surtout l’inquiétaient. Des élancements horribles qui lui ébranlaient le cerveau, lui donnaient des éblouissements…
— Vous croyez que vous avez eu raison de sortir de l’hôpital ? demanda John Villavera d’une voix inquiète.
— Je n’allais pas y rester toute ma vie, dit sombrement Malko.
Une glace les séparait du chauffeur chilien. La Lincoln se traînait dans les embouteillages d’Alameda à dix à l’heure. Le building Diego Portales paraissait ne pas se rapprocher…
Malko avait vu surgir John Villavera auprès de son lit d’hôpital quelques heures après y avoir été transporté. L’Américain était revenu tous les jours. Assurant Malko qu’il avait fourni des explications satisfaisantes à la D. I. N. A., mais que le colonel O’Higgins souhaitait le voir dès sa sortie de l’hôpital.
— Ne soyez pas trop dur avec le colonel O’Higgins, suggéra prudemment John Villavera. Il a très bien réagi.
— Que lui avez-vous dit au juste ?
Malko essaya de tourner la tête vers l’Américain, mais dut y renoncer : sa colonne cervicale bloquée par la douleur. C’était agaçant de parler à quelqu’un sans le regarder.
— Presque la vérité, répondit Villavera. Qu’en plus de votre mission la « company » vous avait demandé de retrouver Geranios. Bien entendu, j’ai dû m’excuser pour cette ingérence dans les affaires chiliennes, mais O’Higgins est intelligent.
— Je crois surtout qu’il vous doit beaucoup, remarqua Malko. Ou plutôt son gouvernement. Comment avez-vous expliqué ma présence chez Geranios ?
— Je ne suis pas entré dans les détails, j’ai seulement dit que vous étiez parvenu à le joindre. Vous verrez ce que vous ayez à ajouter.
Malko avait réfléchi à ce point. Chalo Goulart étant mort et Tania arrêtée, il ne risquait pas grand-chose à dire la vérité… Puisque de toute façon la D. I. N. A. savait que Tania connaissait le refuge de Geranios… La Lincoln tourna dans la petite rue qui entourait l’Edificio Diego Portales et stoppa devant le poste de garde. Une question tournait dans la tête de Malko depuis quatre jours. Pourquoi Carlos Geranios l’avait-il traité en ennemi ?
— Je vous laisse la voiture, proposa l’Américain. Elle me dépose et revient vous attendre.
La Datsun de Malko devait toujours se trouver calle Santa Fé si elle n’avait pas été détruite durant l’attaque de la maison. Malko sortit de la Lincoln avec peine. Il se sentait un vieillard. Ses poumons surtout le brûlaient. Les gardes regardèrent son visage enflé, pleins de suspicion.
Le colonel Federico O’Higgins ôta délicatement le gant de laine qui protégeait sa main infirme et tâta ses doigts morts. À la fois onctueux et glacial.
— Vous avez commis une grave imprudence, señor. Très grave. Qui aurait pu vous coûter la vie.
Comme Malko s’apprêtait à lui couper la parole il leva ses doigts racornis et jaunâtres.
— Je sais tout, le señor Villavera m’a mis au courant. Vous n’avez fait que suivre les instructions qui vous étaient données. Bien sûr nous élèverons une protestation officielle, mais, de vous à moi, je peux vous dire que l’affaire est classée en ce qui vous concerne. Vous ne serez même pas convoqué pour un interrogatoire.
Malko se demanda s’il s’attendait à être remercié… Le colonel O’Higgins remit son gant avec soin, massa ses doigts, reprit sa bouillotte et ajouta :
— Bien entendu, il n’est plus question que vous cherchiez de nouveau à entrer en contact avec ce Geranios… D’ailleurs il ne tardera pas à être arrêté. Comme vous avez pu le voir, nos services de renseignements sont assez efficaces…
Malko jeta un regard glacial au Chilien.
— Efficace, je l’ignore. En tout cas, ils sont féroces. Ce dont j’ai été témoin et victime ne fait pas honneur à un pays civilisé. Ces policiers se sont conduits comme des porcs.
Les joues blêmes du colonel O’Higgins s’empourprèrent légèrement.
— Señor, plaida-t-il, il faut comprendre ces hommes ! Ils vous ont pris pour un dangereux terroriste. Malheureusement, plusieurs extrémistes américains ont combattu aux côtés des miristes. Deux de leurs camarades ont été tués dans l’assaut. Ils se sont énervés. Mais dès que j’ai été prévenu, j’ai donné l’ordre qu’on vous libère immédiatement.
— Je croyais que tous les bureaux de la D. I. N. A. se trouvaient ici, demanda ironiquement Malko. Vous ne m’aviez pas parlé de centres de tortures semblables à celui où je me suis trouvé.
Le colonel O’Higgins fit passer sa bouillotte de la main droite à la main gauche, le temps de tirer sur son gant.
— Ce n’est pas un centre de tortures, dit-il posément. Seulement un lieu de regroupement pour les suspects arrêtés.
Malko pensa aux malheureux entassés dans la cellule de douze mètres carrés. Il ne pouvait, hélas, rien pour eux. Un brusque élancement lui ébranla le crâne. Involontairement, il esquissa une grimace de douleur. Aussitôt O’Higgins se pencha vers lui, plein de sollicitude.
— Ça ne va pas ?
— Ça va, fit Malko qui s’était repris. Il sentait encore les brûlures du nerf de bœuf un peu partout sur sa peau.
— Je suis vraiment désolé de cet incident, répéta le Chilien mais, hélas, je ne peux veiller à tout et il arrive que mes hommes fassent un peu de zèle.
Malko saisit la balle au bond.
— À propos, savez-vous comment vos hommes ont retrouvé ce Geranios ?
Federico O’Higgins redevint immédiatement onctueux.
Je crois qu’on leur a donné une information. Ils le cherchaient depuis longtemps… Cela n’a aucun rapport avec votre présence là-bas.
Malko savait à quoi s’en tenir sur « l’information ». Juan Planas n’avait pas caché la façon dont il avait arraché le renseignement à Tania. Il se dit qu’un pan d’honorabilité de la D. I. N. A. venait brusquement de tomber. Or, O’Higgins semblait très concerné par son image de marque. C’était le moment d’en profiter… Il essaya de donner à ses traits une expression amicale.