— Colonel, dit-il, une femme a été torturée en ma présence d’une façon ignoble. Une certaine Tania.
Les yeux glauques de Federico O’Higgins s’animèrent d’une chaleur soudaine.
— Pouvez-vous me dire par qui ?
Un policier très petit 1 m 55 environ, coiffé d’un chapeau blanc. Une moustache. Je crois qu’il s’appelle Juan…
O’Higgins notait, tout en secouant tristement la tête.
— Señor, dit-il, je vous remercie. J’ai moi-même formellement interdit toute brutalité. Je vous donne ma parole de caballero que cet homme sera suspendu et sévèrement puni. (Il soupira de nouveau.) Nous sommes en guerre contre un ennemi impitoyable… Ces interrogatoires renforcés sont indispensables pour exploiter rapidement les renseignements. Mais il y a des limites !
Le cimetière, entre autres… Malko avait décidé de conserver son calme. Quoiqu’il arrive…
— Dans le cas de cette femme, dit-il, ces limites ont été largement dépassées. Je lui avais promis de m’occuper d’elle. Serait-ce trop vous demander d’intervenir personnellement afin qu’elle soit menée dans un hôpital ? Je pense que si nous lui rendions visite ensemble, cela effacerait la mauvaise impression de son séjour calle Londres.
Une ombre passa fugitivement sur le visage du colonel chilien. Malko vit ses doigts se crisper sur la bouillotte, puis il sourit aussitôt.
— Excellente idée ! Je vais m’occuper de cette Tania et vous faire prévenir à votre hôtel. Reposez-vous.
Malko ne put éviter de lui serrer la main gauche. Le colonel O’Higgins le raccompagna jusqu’au palier, de nouveau dégoulinant de gentillesse. Ceux qu’ils croisaient fixaient à la dérobée le visage marqué de coups de Malko. La Lincoln attendait dans la petite rue derrière l’Edificio Diego Portales. Malko s’y laissa tomber avec soulagement.
— À l’ambassade, dit-il au chauffeur.
Les travaux du métro continuaient, les gens attendaient l’autobus, les voitures roulaient. Il pensa avec horreur à ce qui se dissimulait derrière cette façade rassurante de Santiago. Il avait envie de crier la vérité à la foule apathique. De lui parler de la Casa de los carinios…
— Je suis tellement content que ça ne soit pas pire ! Les yeux myopes derrière les grosses lunettes d’écaille en étaient presque humides d’émotion. Le regard affectueux de John Villavera enveloppa Malko, les bleus, les points de suture de l’arcade sourcilière. Il secoua la tête. Malko, heureusement, n’avait aucune fracture.
— Il vaudrait mieux que vous retourniez aux États-Unis, suggéra l’Américain. Vous n’êtes pas en état de continuer. Cela a dû être épouvantable. Ces militaires sont inexpérimentés, trop zélés. Ils obéissent strictement au général Pinochet qui a donné l’ordre d’expurger le marxisme par tous les moyens…
Malko ne répondit pas. Toujours la même histoire. Le mal était contagieux. En luttant contre l’abominable système communiste, on finissait par employer les mêmes méthodes et on perdait son âme… Comme s’il avait deviné ses pensées, John Villavera ajouta :
J’ai appris que celui qui vous a interrogé, heu, si brutalement, faisait jadis partie de la police secrète d’Allende. Il s’en est tiré en dénonçant ses anciens camarades. Comme c’était un bon technicien, ils l’ont gardé. Ils manquent de spécialistes, n’est-ce pas… Cet homme a été suspendu de ses fonctions et envoyé dans le Sud, à un poste où il ne pourra pas donner libre cours à ses mauvais instincts.
Malko aurait préféré qu’il soit coupé en rondelles et frit dans l’huile bouillante, mais devait se contenter de cette demi-mesure…
— Je ne pars pas, dit-il. Dans deux jours, je serai complètement d’aplomb. Je vais essayer de retrouver Geranios. À propos, savez-vous que sans l’intervention des carabinieros, il m’exécutait ?
L’Américain sursauta.
— Il vous exécutait ? Mais c’est impossible…
— Il m’a pris pour un agent de la D. I. N. A., expliqua Malko. À refusé de me croire lorsque je lui ai dit que je venais de votre part…
Il doit être à bout de nerfs, commenta John Villavera. Quel dommage qu’il ne soit pas resté à l’ambassade d’Italie ! Nous n’aurions pas eu tous ces problèmes. Êtes-vous certain de vouloir continuer ? Si le colonel O’Higgins l’apprenait, il serait fou furieux.
— N’ayez pas peur, dit Malko. Je serai prudent. J’ai vu ce qu’était la D. I. N. A. Je ne tiens pas à retomber entre leurs mains.
John Villavera semblait soucieux.
— Mais comment allez-vous faire ? Après cet incident, Carlos Geranios va être persuadé que vous l’avez dénoncé, il vous abattra à vue…, et où allez-vous le trouver ?
— J’ai une idée, dit Malko. Si elle ne marche pas, je laisserai tomber.
John Villavera soupira.
— Je vous suis fichtrement reconnaissant de rester ! À propos, Phnom Penh est tombé hier soir. Les Viêt-Cong sont à 50 kilomètres de Saigon…
Malko pensa à sa mission au Cambodge, un an plus tôt. Quelle tristesse ! Les doux Khmers allaient tomber sous le joug communiste. La Lincoln stoppa devant le vieux Sheraton.
— Reposez-vous bien, cria John par la glace baissée.
Malko avait l’impression qu’un train traversait son crâne d’une oreille à l’autre… Mais il ne pouvait s’empêcher de réfléchir. Tania était sûre maintenant qu’il n’appartenait pas à la D. I. N. A. Elle l’aiderait à retrouver Carlos Geranios. Le colonel O’Higgins allait se révéler utile.
Au moment où il prenait sa clef, une voix de femme lui dit « bonjour ». Il se retourna. Oliveira perchée sur des galoches, moulée dans un blue-jean, la besace accrochée à l’épaule lui souriait.
Son visage se figea en voyant le visage marqué de Malko.
— Oh, mon Dieu !
Le sang s’était retiré de son visage. Malko demanda :
— Mais comment êtes-vous là ?
— J’ai téléphoné à San Salvador. Ils m’ont dit que vous étiez sorti… J’ai pris de vos nouvelles tous les jours…
Il la prit par le bras, l’entraînant vers l’ascenseur.
— Si vous n’avez pas peur d’être compromise, venez avec moi en haut, j’ai honte de me montrer ainsi.
Elle le suivit. Tandis que l’appareil montait, il observa avidement les hanches minces, la petite poitrine arrogante, les longues jambes, les cheveux bouclés. Après ce qu’il avait vécu, c’était bon de retrouver une femme.
Aussitôt dans la chambre, elle jeta la besace sur le lit et lui fit face, promenant légèrement ses doigts sur ses traits meurtris. Malko la laissa faire avec délices, se remplissant les narines de son parfum léger. Il brûlait, tout son corps lui faisait mal, il avait l’impression de cracher des bulles de savon chaque fois qu’il respirait, mais il avait brusquement envie d’Oliveira. Elle le devina, s’approcha de lui. Lorsque son bluejean effleura son ventre, il faillit crier de plaisir.
— Pedro ne m’avait pas dit, murmura-t-elle. C’est horrible. Ils ont failli vous tuer…
— Vous savez ce qui m’est arrivé ?
Elle hocha la tête affirmativement.
— Oui. Pedro est mon « pololo », vous savez. Il m’a dit que vous aviez été arrêté par la D. I. N. A. Qu’il vous avait fait sortir… Mais que vous aviez dû aller à l’hôpital. Je ne pensais pas que… (elle s’arrêta.) Que c’était comme cela.
Malko préféra ne pas entrer dans les détails… Il posa avec précaution ses lèvres encore meurtries sur celles d’Oliveira.
Lorsqu’il s’écarta, elle dit à voix basse :
— Je pensais ne jamais te revoir. Je t’ai attendu jusqu’à dix heures l’autre soir.
Elle avait repris le tutoiement.