Carlos Geranios secoua la tête. Mais cette fois, sans hostilité.
— Je ne comprends pas, avoua-t-il. La mort de Chalo Goulart a coïncidé avec votre intervention. Je suis certain qu’il a été « suicidé » par la D. I. N. A. Je n’arrive pas à croire que Tania ait parlé, qu’elle ait livré notre planque. Je suis sûr qu’elle ne s’est pas évadée… On ne s’évade pas de la D. I. N. A. Et nous le saurions.
Il avait repris le vouvoiement.
Les autres écoutaient respectueusement. Le geste de Malko abandonnant son arme en face d’hommes qui se préparaient à le tuer dix minutes plus tôt était un acte de « macho ». Quelque chose qui les touchait inconsciemment. Le « machisme » était la clef de l’Amérique latine.
Il y eut un bruit de pas et des appels. Pablo surgit de la galerie, se dirigeant à tâtons. Il s’arrêta net en voyant ce qui se passait. Dépassé.
— Je sais pourquoi Tania a été arrêtée, dit Malko.
Il le leur dit. Geranios avait le front barré d’une grande ride. Il répéta :
— Vous maintenez que vous agissez sur les ordres de John Villavera pour me faire sortir du Chili ?
— Bien sûr, fit Malko, excédé. C’est facile à vérifier.
Il surprit le regard de stupéfaction totale échangé entre Carlos Geranios et Isabella-Margarita. Celle-ci hocha la tête.
— Dis-lui.
— Je pense que vous êtes sincère…, dit-il. Quelques jours avant votre arrivée au Chili, je me trouvais à l’ambassade d’Italie. J’allais avoir un sauf-conduit pour sortir du pays sous un faux nom. Personne ne savait que j’étais là à la D. I. N. A. Un jour, par hasard, une des rares personnes qui savaient où je me trouvais a mentionné ce fait devant quelqu’un. Trois heures plus tard, les hommes de la D. I. N. A. sont venus la chercher. C’était une femme, ajouta-t-il d’une voix altérée. Une très jolie femme. (il se tut un moment.) Personne ne l’a revue vivante. Moi, je l’ai revue. Morte. Vous ne pouvez pas savoir ce qu’ils lui avaient fait. (La voix se brisa.) Ce n’était plus un être humain lorsque les policiers de la D. I. N. A. sont venus la jeter par-dessus la grille de l’ambassade d’Italie… Ce fut le travail de l’homme qui vous a interrogé. Juan Planas. Un transfuge du M. I. R. La seule erreur qu’ils aient commise. Ils avaient bu et ne se sont pas rendu compte. Ils voulaient m’intimider, me montrer qu’ils m’avaient retrouvé, qu’on ne pouvait pas leur échapper. Je savais qu’ils ne me laisseraient pas partir, qu’ils viendraient me chercher à l’ambassade, quitte à faire des excuses après. Alors, j’ai pris le risque de me sauver, de replonger dans cette ville où chaque habitant peut être un ennemi. Pour avoir une chance de me venger. Et de rester en vie.
Malko écoutait. Horrifié. Sachant déjà ce que le Chilien allait lui apprendre. Ce dernier demanda d’une voix calme :
— Savez-vous qui a dénoncé cette femme à la D. I. N. A. En téléphonant directement au colonel Federico O’Higgins ?
Malko demeura silencieux.
— John Villavera.
Malko eut l’impression que son estomac se remplissait de plomb. Maintenant il comprenait la réaction de Carlos Geranios, calle Santa Fé. C’était à lui d’être assommé, en pleine confusion… Pourtant, cela paraissait énorme. Incroyable.
— Mais pourquoi John Villavera agit ainsi ?
— Pourquoi ?
Carlos Geranios eut un ricanement amer.
— Parce que j’ai été assez imbécile pour rendre service à la C. I. A. Je suis un des seuls hommes à pouvoir prouver que Allende a été renversé avec l’argent de la Central Intelligence Agency. Que la Junte a bénéficié de l’aide de Sociétés américaines, directe comme indirecte. Et d’autres choses aussi. Vous comprenez. Ils ont été trop loin. Les gens de la C. I. A. qui étaient ici se sont fait taper sur les doigts. Alors, il faut supprimer les preuves. Il faut ME supprimer. La C. I. A. veut faire faire le travail par la D. I. N. A. Mais la D. I. N. A. ne peut pas me trouver. Alors, vous êtes intervenu. Si je n’avais pas pu apprendre l’intervention de Villavera, je vous aurais accueilli à bras ouverts. Et vous m’auriez mené à la mort. »
— Mais enfin, que craignent-ils ?
Il secoua la tête.
— Que je parle, que je donne des documents. J’en ai. Des noms. Des faits. Des dates. Ce que je vais faire, ajouta-t-il sombrement, je veux que le monde entier le sache. Je connais le nom de tous ceux qui travaillent pour eux. Le colonel O’Higgins est sur les feuilles de paie de la C. I. A. Et d’autres. Je le dirai.
Il se tut brusquement. Sa voix avait déraillé. Malko baissa les yeux. Il n’arrivait pas à croire que le doux John Villavera était responsable de cette horrible machination…
— Vous êtes totalement certain de ce que vous dites ? Que Tania est encore aux mains de la D. I. N. A. ? Que John Villavera veut que je vous retrouve pour vous tuer ? Qu’il se sert de moi comme chien de chasse ?
— Absolument, affirma le Chilien.
— Si c’est le cas, dit lentement Malko, je vous jure que je vous aiderai. À titre personnel. Et je crois aussi que les gens de Washington ne sont pas au courant de cela… Mais je dois en être certain.
— Renseignez-vous.
— Vous êtes prêt à me laisser repartir d’ici ?
Le Chilien n’hésita pas.
— Oui.
Malko revoyait la lourde mâchoire de John Villavera, son air calme, posé. Son insistance à retrouver Carlos Geranios. Il y avait sûrement autre chose. Une horrible arnaque montée par quelqu’un qui avait intérêt à brouiller les cartes. Il ne voyait peut-être qu’un morceau de l’iceberg. Quelques années dans le Renseignement lui avaient appris que la solution la plus évidente n’était pas toujours la bonne.
Une idée lui vint soudain à l’esprit.
— Si ce que vous dites est vrai, remarqua-t-il, la D. I. N. A. aurait dû être ici depuis un bon moment. Je n’étais pas difficile à suivre. Ils ont des moyens sophistiqués. Des hélicoptères, des radios…
Carlos Geranios haussa les épaules.
— Ne me croyez pas si vous voulez. Mais je sais que j’ai raison. La D. I. N. A. et votre ami John Villavera marchent la main dans la main.
Le nom de Tania traversa le cerveau de Malko. C’était peut-être la clef de tout. Il se souvint que O’Higgins lui avait appris qu’il s’agissait d’un agent du K. G. B. Elle avait intérêt à brouiller les cartes…
— Pouvez-vous m’aider à savoir où se trouve Tania, si elle est encore vivante ? demanda-t-il.
Carlos n’hésita pas.
— Oui.
— Très bien, dit Malko. Nous allons trouver la vérité.
Chapitre XI
Le double ruban asphalté filait droit à travers les collines désertiques vers Santiago. Malko voyait à peine la route. Il n’avait qu’un nom dans la tête TANIA. La clef de l’énigme. La Roumaine torturée par la D. I. N. A. était-elle morte ou vivante ? En prison ou en liberté ?
Qui mentait ? Geranios ? John Villavera ?
En une demi-heure, Malko n’avait croisé que deux charrettes et un autobus. La mine abandonnée se trouvait à cinquante kilomètres derrière lui. La version donnée par Geranios semblait tirée par les cheveux : que John Villavera ait fait venir de Washington un agent de la « company » pour débusquer le miriste et le faire abattre par la D. I. N. A. paraissait peu vraisemblable… Il y avait pourtant des faits troublants…
Carlos Geranios avait promis à Malko de mobiliser tous ses informateurs pour connaître le sort de la jeune femme. Et si possible, savoir où elle se trouvait, au cas où elle serait encore vivante. Ensuite, ce serait à Malko de jouer.