Celui-ci dépassa l’embranchement menant à l’aéroport de Puntahuel. Il n’avait qu’une envie : se reposer. Les dernières heures avaient été éprouvantes… Il fut presque heureux de retrouver la tranchée du métro dans Alameda et le building gris du Sheraton. Il y avait un mot dans sa case. Oliveira lui demandait de l’appeler. Il prit une douche, téléphona au magasin.
Le soulagement de la Chilienne en entendant sa voix lui fit plaisir.
Je croyais que tu avais encore des problèmes.
Malko l’assura du contraire et l’invita à dîner. Il était trop tard pour aller à l’ambassade américaine. Dommage. Il avait hâte de savoir la vérité. Il décida d’attendre jusqu’au lendemain.
Sans ses lunettes, John Villavera semblait plus dur, plus inquiétant, sa mâchoire énorme lui mangeait le visage, ses yeux clignaient. Toujours tiré à quatre épingles, il examina Malko en se frottant les yeux. La rumeur de la calle Augustinas montait par la fenêtre ouverte. Il remit ses lunettes, bâilla.
— Excusez-moi, j’ai mal dormi. Mon chat s’était échappé. Je l’ai cherché partout. Vous avez du nouveau ?
— Pas encore.
Sans réfléchir, Malko avait menti. D’emblée il fut furieux contre lui-même. Le lavage de cerveau de Carlos Geranios faisait son effet.
Le chef de station de la C. I. A. à Santiago croisa les doigts sur son sous-main.
Pourvu que Geranios ne fasse pas d’imprudence ! J’ai appris ce matin que le général Pinochet avait personnellement reproché au colonel O’Higgins de l’avoir laissé échapper. Il faut absolument retrouver sa trace avant qu’il ne soit trop tard.
Il semblait sincèrement concerné, presque ému. Malko s’en voulut, faillit dire la vérité, pensa qu’il se ferait prendre pour un imbécile, demanda :
— Comment voulez-vous le faire sortir du Chili ?
— En avion, dit l’Américain. Si vous le retrouvez, j’arrangerai cela. On donnera un plan de vol local on filera en Argentine, à Mendoza. Je connais une petite piste qui sert aux chasseurs près de la route de Valparaiso…
Pas loin de la mine abandonnée, donc.
C’était tentant. Sans risques. Mais quelque chose retint Malko. Il n’aimait pas les coïncidences ni les zones d’ombre. Il y en avait trop dans la situation actuelle. Il décida de lancer un ballon d’essai.
— On m’a dit que cette Tania ne s’est jamais évadée, comme le colonel O’Higgins me l’a affirmé. Qu’en pensez-vous ?
John Villavera eut une moue incrédule.
— C’est douteux. Ils ont parfois des « bavures : ces militaires ne sont pas habitués au travail de policiers. Mais il y a eu un article dans la presse qui relatai cette évasion, qui a fait deux morts parmi les forces de l’ordre. Pendant que vous étiez à l’hôpital.
— Pas de photos ?
L’Américain secoua la tête.
— Cela s’est passé pendant le couvre-feu… Mais je vais essayer d’en savoir plus. Que comptez-vous faire ?
— Je suis bloqué, dit Malko, tant que je n’ai pas trouvé Tania. Je ne possède aucune autre piste. À propos, pensez-vous que la D. I. N. A. me fait suivre ?
John Villavera prit l’air franchement réprobateur.
— Je ne le crois pas. J’ai eu une conversation très franche avec O’Higgins. Je lui ai promis que vous aviez abandonné la recherche de Carlos Geranios si ma demande. Que vous cherchiez seulement à réunir les éléments de votre rapport pour Langley.
Par moments, les barbouzes les plus chevronné faisaient preuve d’une étrange candeur. Malko soupira :
— Espérons qu’il est plus sincère avec vous que vous ne l’êtes avec lui… De toute façon, j’aimerais le rencontrer. Pouvez-vous lui demander un rendez-vous ? Tout de suite ? Si possible.
John Villavera décrocha sa ligne directe et composa le numéro de l’Edificio Diego Portales.
Malko ne pouvait détacher ses yeux de la main droite recouverte du gant de laine noire, serrant la mini-bouillotte japonaise, la malaxant machinalement tandis que le colonel Federico O’Higgins parlait. Les yeux protubérants et glauques du Chilien ne le quittaient pas, l’examinaient sans cesse, comme pour découvrir un secret. Malko se dit que c’était un adversaire redoutable. On ne l’avait pas fait attendre plus de trois minutes. Un chaud soleil tapait sur les glaces. L’atmosphère de ce bureau design était rassurante, fonctionnelle. On était loin des cellules de la D. I. N. A.
— Avez-vous retrouvé la trace de cette Tania ? demanda Malko.
Le colonel O’Higgins secoua la tête.
— Non, et c’est un de mes gros soucis. Je suis presque certain qu’elle a pu rejoindre Carlos Geranios et qu’ils préparent ensemble des attentats, de la propagande, de la subversion. La D. I. N. A. m’a établi un rapport signalant que le M. I. R. essaie de former maintenant des comités de Résistance Populaire, de sept personnes au maximum. Afin de faire de l’agitation de personne à personne.
— Il me semble pourtant que vous avez la situation bien en main, remarqua Malko. Que la population est de votre côté.
Le colonel approuva onctueusement.
— Bien sûr. Nous recevons ainsi de nombreuses lettres de dénonciation de marxistes dont nous ne tenons même pas compte. Mais il reste un noyau d’agitateurs professionnels que nous devons mettre hors d’état de nuire avant de pouvoir revenir à des conditions de vie normales. Comme cette Tania. Elle avait été envoyée par Castro pour endoctriner Allende.
Malko leva un regard candide sur le chef de la D. I. N. A.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas arrêtée plus tôt ?
— Mais nous n’avions pas de preuve ! s’exclama vertueusement Federico O’Higgins. Ce n’est qu’à la suite d’une longue enquête que nous l’avons interpellée.
Malko faillit parler de Chalo Goulart, puis se dit que c’était totalement inutile. Comme si la D. I. N. A. avait épargné un agent soviétique repéré alors qu’elle raflait les ouvriers des « poblaciones » pour un regard de travers…
— Tania était-elle très liée avec Carlos Geranios ?
— Je le crois. Mais pas depuis longtemps… Les miristes ont aidé à la chute d’Allende, comme vous le savez. Ils le trouvaient trop à droite… Mais, depuis, ils se sont sûrement rapprochés. Quoique Tania Popescu soit une communiste de stricte obédience…
Il posa la bouillotte, massa ses doigts avec précaution, avec une petite grimace, qui fit trembler ses joues flasques.
— Dès que le temps change, remarqua-t-il, je souffre terriblement. Touchez ma main.
Il ôta sa main et tendit ses doigts à Malko. Celui-ci les effleura : ils étaient froids comme la peau d’un serpent.
— Je n’ai plus d’artère, fit tristement O’Higgins. On sera peut-être obligé de me couper le bras.
Il remit son gant, regarda sa montre. Malko se leva.
Il ne tirerait rien de plus du chef de la D. I. N. A.
— J’espère que vous retrouverez Tania, dit-il.
Federico O’Higgins prit la peine de le raccompagner. Dans l’ascenseur, il se demanda si Tania ne s’était pas évadée réellement, mais sans avertir Geranios. Leurs différences idéologiques pouvaient l’expliquer…
En se servant d’Oliveira, il pourrait peut-être en apprendre plus sur l’évasion de Tania, grâce au lieutenant Pedro Aguirre.
Le vacarme était effroyable, toute la salle reprenant les refrains chantés par un énorme cuisinier en toque blanche, accompagné d’une chanteuse à la guitare. Des airs chiliens. Un ivrogne se leva, vint s’incliner comiquement devant Oliveira, une bouteille à la main. Oliveira éclata de rire, s’appuya encore plus contre Malko, écrasant sa poitrine pleine de défi contre lui. Consciencieusement, l’ivrogne leur versa à boire, inondant la nappe et retourna s’effondrer à sa table. Deux hommes dansaient ensemble. Oliveira enfonça une langue aigüe dans l’oreille de Malko, tandis que ses ongles égratignaient sa cuisse. Sans souci du voisin au bord de l’apoplexie.