— Vous connaissez Carmen Rosario, une journaliste du Mercurio ?
Elle connaissait. Malko fit fondre l’or de ses yeux.
— J’aimerais la rencontrer, dit-il, je prépare un mémoire sur le Chili et j’ai besoin de renseignements.
La lola prit l’air un peu pincé.
— Elle sera ravie, affirma-t-elle. Je peux lui téléphoner, si vous voulez. À cette heure-ci, elle est au journal.
Elle s’éloigna, balançant naïvement ses hanches à peine trop larges.
Lorsqu’elle revint à table, elle annonça d’un air de regret :
— Carmen vous attend au Mercurio après le déjeuner. C’est-à-dire vers quatre heures…
Visiblement, elle regrettait l’initiative de Malko. La jambe gainée de nylon de son amie s’appuya à celle de Malko sous la table, ce qui ne l’empêchait pas d’enlacer les doigts de sa main droite à ceux du Dominicain.
Ce dernier annonça :
— Je donne une petite fête chez moi ce soir. Venez vous joindre à nous. Amenez Oliveira.
— Oh ! il connaît Oliveira ! s’exclama son amie.
Sa jambe s’appuya avec encore plus d’insistance contre celle de Malko. C’était délicieusement excitant de faucher l’amant d’une amie…
— Si vous restez longtemps à Santiago, vous ne pourrez plus partir, il y a trop de jolies femmes, dit Jorge en riant.
Les deux « lolas » gloussèrent, ravies. Malko eut du mal à partager leur gaieté, se demandant ce que la journée allait lui apporter. Oliveira devait être folle furieuse. Et quand elle apprendrait en plus qu’il avait déjeuné sans elle au « Los Leones »… Ses amies allaient s’empresser de le lui dire. Il avait hâte d’être au Mercurio. Il but une gorgée de vin chilien fort à assommer un lama et tenta de se détendre un peu. Mais la boule qui lui bloquait l’estomac refusait de se dissoudre.
Carmen Rosario était une jolie fille blonde un peu forte, à la poitrine épanouie, avec de longs cheveux et un nez busqué. Elle avait accueilli Malko dans un petit box vitré de la rédaction du Mercurio presque vide à cette heure. Lorsqu’il lui offrit d’aller boire un verre, elle accepta immédiatement.
— Allons au Canton, proposa-t-elle. C’est à côté. On pourra me prévenir s’il y a quelque chose.
En pénétrant au Canton, Malko eut l’impression de revenir cinquante ans en arrière. Tout était poussiéreux, même les maîtres d’hôtel, les sièges défoncés, les rideaux en loques, cela sentait le moisi. Quelques vieilles dames prenaient le thé en papotant à voix basse. Au début du siècle cela avait dû être un endroit très élégant, mais on n’avait pas changé les nappes depuis…
Devant l’éternel pisco-sour – le whisky étant hors de portée du Chilien moyen. Carmen et Malko commencèrent à bavarder. Politique, mode, n’importe quoi. La journaliste parlait facilement. Lorsque Malko lui demanda comment elle était entrée au Mercurio, elle rit.
— Oh, du temps d’Allende, j’étais déjà journaliste !
— On ne vous a pas fait d’ennuis ? s’étonna-t-il.
Une lueur de gaieté passa dans les yeux de la journaliste.
— Non. Mon père a des amis dans la Junte. Le directeur du journal a été arrêté, mais c’est tout. Maintenant, je gagne 1 500 000 escudos, c’est un bon salaire.
— Et vous écrivez ce que vous voulez ?
Elle hésita un peu avant de répondre…
— Oui… Mais il y a des choses dont il vaut mieux ne pas parler. Comme attaquer le gouvernement.
Elle rit.
— « J’ai fait une enquête sur un repas social que la Junte a forcé tous les restaurants à afficher à leur menu pour 1 luca. Afin que les pauvres ne souffrent pas trop de l’inflation. J’ai découvert que la plupart des restaurants offraient pour ce prix de la soupe de têtes de poissons ! On m’a conseillée de ne pas publier mon enquête. Pour le moment… »
— Que vous serait-il arrivé si vous l’aviez publiée ?
— Elle fit la moue.
— Oh, j’aurais été probablement convoquée à la D. I. N. A. où des officiers m’auraient expliqué que je faisais le jeu des marxistes et m’auraient lu la liste de mes amants, pour me montrer qu’on savait tout de moi. Et puis, ils m’auraient offert un « café-café ».
— Ils savent tout ?
Carmen Rosario hocha gravement la tête.
— Tout, confirma-t-elle. Ils ont beaucoup de moyens et d’informateurs. Les meilleurs.
Elle sourit.
— « Si vous envoyiez un câble de votre hôtel, ne mettez pas de choses compromettantes. Vous voyez le petit appentis sous l’escalier, là où il y a le bureau de I. T. T. ? Deux fois par jour, un policier vient chercher le double des câbles… »
Charmant.
Malko se dit que Carmen Rosario paraissait assez indépendante d’esprit pour qu’il puisse aller plus loin.
— Il me semble que j’ai lu quelque chose de vous, dans le Mercurio récemment, dit-il. Une histoire à propos d’une évasion.
Elle approuva aussitôt.
— Ah oui, l’évasion de Tania Popescu.
— C’est une information que vous avez eue comment ? Je croyais que la D. I. N. A. était assez discrète sur ses opérations.
Elle hésita imperceptiblement, croisa les jambes.
— Mon fiancé est officier, expliqua-t-elle. De temps en temps, il me donne des tuyaux que les autres n’ont pas. C’est pour cela que je suis si bien payée au Mercurio…
Les militaires faisaient décidément des ravages chez les « lolas ».
— Alors, il vous a emmenée sur les lieux ? demanda Malko.
Carmen Rosario se récria aussitôt.
— Oh non ! d’abord ça s’est passé la nuit. Et puis la D. I. N. A. ne veut jamais que l’on identifie ses agents ! Il m’a raconté l’histoire et m’a même donné une photo de Tania pour que je la passe, en promettant une récompense. Cela faisait une très bonne histoire parce que c’est la première fois qu’on s’évadait de la D. I. N. A.
La conversation dévia sur la politique, le M. I. R., la Junte. Visiblement, la jeune Chilienne était favorable au régime sans y être vraiment inféodée. Juste assez pour se laisser influencer. Malko paya et ils ressortirent dans le vingtième siècle.
Elle remonta au Mercurio. Lui partit à pied. De plus en plus songeur. Le visage de Tania flottait devant ses yeux, comme un fantôme malfaisant.
Où était-elle ?
Personne d’autre que lui ne répondrait de façon certaine à cette question. La réponse lui faisait courir un risque extrêmement élevé. Pourtant, Malko était décidé à le courir. En essayant de mettre quelques chances de son côté…
Jorge Cortez, enveloppé dans un peignoir de bain, pieds nus, ébouriffé, ouvrit la porte avec un sourire surpris et fit entrer Malko.
— Je ne m’attendais pas à vous voir, fit-il. À voix basse, il ajouta :
— « Je baisais. »
Malko le suivit dans un living de plain-pied avec un grand jardin. La maison était située dans une des innombrables petites voies calmes du « Barrio Alto », dans un coin hautement résidentiel. Une vieille bonne surgit en bougonnant et se radoucit en voyant Malko.
Le diplomate éclata de rire.
— Elle est terrible, elle hait les femmes… Chaque fois qu’il y a une fille ici, elle est odieuse, elle refuse même de leur apporter le petit déjeuner ou de leur adresser la parole.
Il n’avait pas fini sa phrase qu’une des deux filles du restaurant surgit, le maquillage en déroute et les cheveux en bataille, l’air furieux, enveloppée dans une serviette de bain qui s’arrêtait en haut de ses cuisses qu’elle avait fort belles. Elle se laissa tomber près de Malko, découvrant encore plus d’elle-même et éclata :