Écœuré. Il pointa un doigt vengeur sur le colonel chilien.
— Vous avez menti parce que vous vouliez la torturer tranquillement. Jusqu’à ce qu’elle parle ou qu’elle meure. Comme tous les gens que vous arrêtez…
— Nous ne l’avons plus torturée, protesta O’Higgins. Elle a été transportée dans cette clinique pour y être soignée à la suite des excès commis à son égard.
— Soignée aux bains de pétrole, fit amèrement Malko. Cessez donc de mentir.
Il se retourna vers John Villavera qui assistait, muet, à l’altercation.
— C’est valable également pour vous. En me manipulant, vous avez cherché à livrer Carlos Geranios à la D. I. N. A. Pour qu’elle l’assassine.
L’Américain s’empourpra d’un coup, en commençant par le front.
— Vous oubliez que nous travaillons pour le même gouvernement et que le colonel O’Higgins est un ami des U. S. A.
— Je doute que le Congrès se vante d’une telle amitié, cingla Malko. Un certain nombre de choses ont changé à Washington, ces derniers temps, ajouta-t-il. Vous devriez aller y faire un tour…
Federico O’Higgins se leva et posa sa main glaciale gantée de laine sur le bras de Malko.
— Laissez-moi m’expliquer, demanda-t-il, vous me jugerez ensuite. D’abord je vous jure que John Villavera n’en savait pas plus que vous. Cette personne, Tania Popescu, attendait du renfort d’Argentine. Un commando d’assassins d’extrême gauche. Venus ici pour faire régner la terreur. Impossible de les arrêter dans la montagne. Il y a quatre mille kilomètres de frontière et nous n’avons pas beaucoup de moyens. Le seul indice que nous possédions, c’était Tania Popescu. S’ils avaient pensé qu’elle était encore en prison, jamais ils ne seraient venus… Nous avons sous surveillance toutes ses planques. C’est pour connaître leur emplacement que nous avons été obligés de l’interroger un peu brutalement.
La rage de Malko tombait peu à peu. La fatigue et le dégoût… Et puis, la voix douce et persuasive du colonel O’Higgins était difficile à combattre. Ce dernier changea sa bouillotte de main et ajouta :
— Prince Malko, nous ne luttons pas contre des enfants de cœur. Vous connaissez les méthodes des marxistes. Vous savez ce qui se passe en Argentine. Cette Tania a été responsable de nombreuses morts, durant le régime « Allende ». Sans les hautes protections dont elle disposait, nous l’aurions arrêtée depuis longtemps.
Les gros yeux exorbités semblaient avides de convaincre. Mais Malko ne voulait pas être convaincu. Il se tourna vers Villavera :
— Comment pouvez-vous soutenir sérieusement que vous cherchiez à faire sortir Carlos Geranios du Chili ? Alors que vous entretenez de si bons rapports avec le colonel O’Higgins.
John Villavera passa sa langue sur ses lèvres sèches. Les yeux jaunâtres et proéminents du colonel chilien se fixèrent sur l’Américain.
— J’espère que le prince Malko parle au passé. Vous savez que ce Geranios est extrêmement dangereux et s’est rendu coupable de graves délits dans ce pays.
John Villavera bafouilla :
— Je n’ai jamais voulu le soustraire à votre justice. Seulement l’encourager à se constituer prisonnier. Je pense qu’alors, en faisant appel à votre générosité…
Un ange passa et s’enfuit écœuré. Le colonel O’Higgins hocha gravement la tête.
— Nous sommes effectivement toujours prêts à pardonner à ceux qui se repentent…
— Il se serait retrouvé en train de macérer dans le pétrole. En attendant votre geste magnanime, remarqua Malko, caustiquement.
Le Chilien ne releva pas.
— Prince Malko, me croyez-vous, au sujet de Tania Popescu (Il se rapprocha encore de Malko.) Écoutez, si nous avions vraiment voulu nous débarrasser de Carlos Geranios, et si M. Villavera avait été notre complice, c’était facile de vous suivre et de s’emparer de lui ensuite. Je crois que vous lui avez communiqué le lieu de sa cachette.
Malko ne répondit pas. C’était le seul argument qui le troublait vraiment. Et auquel il n’avait pas de réponse. Il s’assit, épuisé, puant encore le pétrole.
— Très bien, admit-il d’une voix lasse. Tout cela est un tissu de quiproquos. Il n’en reste pas moins que la D. I. N. A. ressemble fortement à un organisme que j’ai connu durant ma jeunesse : la Gestapo.
O’Higgins massa soigneusement sa petite bouillotte. John Villavera frotta son lourd menton, embarrassé.
— Ce sont des paroles très dures, lâcha-t-il. Qui dépassent sûrement votre pensée…
— Je vais vous quitter, annonça O’Higgins. J’espère que cette affaire est définitivement terminée.
Il avait appuyé sur le mot « définitivement ».
Malko laissa l’Américain raccompagner le colonel O’Higgins, eut une quinte de toux provoquée par le pétrole. John Villavera revenait déjà, le front barré d’une large ride.
— Vous m’avez mis dans une position très difficile, reprocha-t-il à Malko. O’Higgins est fou de rage contre moi. J’ai été obligé de tout lui raconter pour vous sortir du pétrin où vous vous étiez fourré.
Malko hésita entre le coup de pied dans le ventre et le crachat. Mais il était trop fatigué.
— J’ai été torturé deux fois par une organisation dont vous m’avez vanté la parfaite correction, fit-il amèrement. Tout le monde m’a menti. On a tenté de m’assassiner !
— J’ignorais que Tania Popescu ait été transférée dans un autre centre de torture, avoua piteusement Villavera. O’Higgins ne me dit pas tout, vous savez. Quant à Carlos Geranios, je vous jure que je n’ai jamais eu l’idée de le livrer à la D. I. N. A. Bien au contraire. Et je vous supplie de me croire, de continuer à tenter de le sauver. Vous êtes le seul à pouvoir le faire.
Malko ferma les yeux, pris de vertige. C’était trop pour une seule journée. Tout le fardeau retombait sur lui. Où était la vérité ? Il scruta le visage crispé de John Villavera qui respirait la sincérité et l’angoisse.
D’une façon ou d’une autre, le sort de Carlos Geranios était entre ses mains.
Il se leva.
— Reconduisez-moi à mon hôtel, demanda-t-il. Nous en reparlerons demain.
Malko rouvrit les yeux. La sensation était horrible : dès qu’il les fermait, il se voyait trempant dans la baignoire de pétrole. Il avait mal dormi. Par la fenêtre restée ouverte, il entendait la rumeur de la place de la Moneda. Il se leva. Sa décision était prise : il préviendrait le fugitif, lui donnant tous les éléments, et le laisserait choisir son sort. Le tout était de parvenir à sa cachette avec une chance raisonnable de ne pas être suivi. C’était risqué, mais il n’avait pas le choix. Il s’habilla et descendit. Miraculeusement, sa Datsun s’était retrouvée dans le parking de la Moneda, la clef dans une enveloppe à son nom à l’hôtel. Alors qu’il longeait le trou du métro dans Alameda, une pétarade lui fit tourner la tête : la vieille tueuse en moto arrivait derrière lui. Il regarda la machine se rapprocher. La vieille tenait ostensiblement son guidon à deux mains et roulait très lentement. Incroyable avec ses grosses lunettes et ses boucles d’oreilles de gitane. Mais ses intentions ne semblaient pas mauvaises.
Tout en restant sur ses gardes, il la laissa arriver à sa hauteur et baissa la glace. Elle se pencha, sans lâcher son guidon, esquissa un sourire édenté et hurla :
— Hay informaciones para el Señor Carlos ?!
— Si, cria Malko.
Elle lui fit signe de stopper, ce qu’il fit. Elle l’attendait, le moteur en marche. Il la rejoignit.