— Señor, la vitesse est limitée à 45 sur ce tronçon. Vous n’avez pas vu les panneaux ?
Malko se confondit en excuses et repartit. Le pistolet extra-plat était dissimulé dans la housse. Le soleil commençait à se lever dans son dos, mais de grandes nappes de brouillard cachaient encore de vastes zones de paysage. On n’apercevait même pas l’aéroport, à la droite de la route. Un bus le croisa, venant de Valparaiso. À part cela, la route était totalement déserte. Comme le ciel. Malko avait beau surveiller le rétroviseur, il ne voyait rien surgir derrière lui. En partant à cette heure-là, il était certain de ne pas être suivi. Condition sine qua non à la réussite de l’opération.
En dehors du danger couru, il avait hâte de savoir si son pari allait se révéler juste, si son intuition l’avait fait revenir sur ses pas. Maintenant, il faisait grand jour, le désert était mauve.
Il avait encore une heure devant lui. Il freina brutalement, une charrette à cheval barrait la piste. Alors qu’il s’apprêtait à la contourner, des hommes armés surgirent des bosquets entourant la route. Il reconnut les traits émaciés de Carlos Geranios. Le rebelle lui adressa un salut joyeux et s’approcha de la voiture.
— Buenos dias ! Nous ne nous méfions pas de vous, mais on ne sait jamais ! Vous auriez pu être capturé hier soir et amené à dire où se trouvait notre cachette. Alors, nous avons bougé…
Malko regarda autour de lui. Il y avait une douzaine d’hommes, tous très jeunes, équipés d’armes hétéroclites, en civil, pas rasés. Plus Isabella-Margarita avec des bottes et un blue-jean. Elle aussi portait une mitraillette Beretta en sautoir. Malko s’inquiéta soudain :
— Je ne peux pas emmener tout le monde !
Carlos Geranios le rassura tout de suite :
— Les autres ne partent pas. Il y a encore du travail à faire ici. Regrouper les camarades, reformer des cellules, travailler les masses. Le régime finira par s’écrouler, nous allons l’y aider…
— Allons-y, dit Malko. Vous êtes prêt ?
— Je suis prêt, dit Geranios.
Il tendit son kalachnikov à un barbu et s’avança vers Isabella-Margarita. Elle aussi avait posé son arme. Ils s’étreignirent un long moment sans rien dire, puis s’embrassèrent furieusement.
Ils se séparèrent et Carlos Geranios se laissa tomber dans la Datsun. Il leva le poing.
— Viva El M. I. R. !
— Viva !
Le cri était sorti de toutes les poitrines. Malko se dit que la vie était étrange. Tandis que la Datsun s’éloignait, Carlos se retourna à plusieurs reprises. Isabella Margarita était toujours plantée au milieu de la route, agitant le bras.
— Je ne sais pas quand je la reverrai, dit le Chilien.
Ils roulèrent en silence. Carlos Geranios guidait Malko dans l’entrelacs des pistes du désert pour éviter de revenir sur la grande route de Valparaiso. Pas âme qui vive.
— Vous avez risqué votre vie et vous avez souffert à cause de moi, remarqua soudain le Chilien. Je n’aurais pas cru cela possible d’un agent de la C. I. A.
— Je ne suis pas un agent ordinaire, dit Malko. De plus, je crois que vous avez travaillé pour la C. I. A., vous-même.
Carlos Geranios eut un sourire désespéré.
— C’est vrai. Mais j’ai commis une erreur terrible, TERRIBLE, répéta-t-il à voix basse. Je voulais forcer Allende à accepter les revendications des travailleurs. Ils avaient besoin de manger. J’ai accepté l’argent d’où il venait, je ne pensais pas qu’Allende était si fragile. Je m’en voudrai toute ma vie. Les communistes nous accusent de nous être fait acheter. C’est faux. Nous nous sommes trompés. Nous avons toujours haï l’impérialisme du Nord.
Le silence retomba. Malko était fatigué d’un coup. La route se dédoublait devant ses yeux.
— Voilà la route d’Ibacache, dit Carlos Geranios. Tournez à droite.
Malko déboucha sur une petite route asphaltée qui filait vers le Sud. Sinuant dans le désert. Il ralentit, dépassa la borne 7. Ils étaient arrivés au lieu du rendez-vous. Il se rangea sur le bas-côté et arrêta le moteur.
Le silence était impressionnant. Un oiseau passa très haut. Un vautour. Les deux hommes descendirent. Il était six heures et demie. Il bâilla, sortit son pistolet de la housse, l’arma. Carlos avait conservé un .45 automatique glissé dans sa ceinture. Épuisé, il s’appuya à la voiture.
— Depuis que j’ai fui de l’ambassade d’Italie, avoua-t-il, je n’ai pas passé une seule vraie nuit… Vous ne savez pas ce que c’est que de ne jamais pouvoir se reposer totalement. D’être toujours prêt à bondir sur ses armes. Quand je serai à Mendoza, je vais dormir pendant une semaine.
Malko sortit le pot de peinture, un pinceau et entreprit de peindre le cercle noir sur le toit de la voiture, après avoir expliqué à Geranios de quoi il s’agissait. Puis, il examina la route. Avec inquiétude. Elle était pleine d’énormes nids de poules. Jamais l’avion n’allait pouvoir se poser. Il revint vers Carlos Geranios, essayant de dissimuler son anxiété. Le Chilien était assis par terre, accoté à la voiture. Devant l’air préoccupé de Malko, il demanda :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Malko avoua l’état de la route. Le rebelle alla voir et revint, les traits tirés.
— Il ne pourra pas se poser, dit-il sombrement. S’il y arrive, il risque de capoter en décollant.
Ils demeurèrent silencieux. Sept heures moins cinq. Trop tard pour faire quoi que ce soit. Malko prit son courage à deux mains.
— Si… vous ne pouvez pas partir, vous avez prévu quelque chose ?
Carlos Geranios secoua la tête lentement, les traits affaissés, les yeux morts tout à coup.
— Non, fit-il. Mais matériellement, cela ne poserait pas trop de problèmes. Moralement, je ne sais pas si je pourrai tenir. Il faut que je mette tout cela en sûreté…
Il montrait une sacoche de cuir fermée par un cadenas. Un sourire bref montra ses dents blanches.
— C’est pour le contenu de ce sac qu’on a voulu me tuer, dit-il.
— Que contient-il ? demanda Malko.
Carlos Geranios hésita avant de répondre.
— Les preuves que Federico O’Higgins est un agent de la C. I. A. entre autres, depuis des années. Et puis des choses qui intéressent beaucoup les Américains. Des documents sur le projet « Camelot ». Un compte rendu de la réunion du 27 juin 1970 du « comité des 40 » à Washington. Concernant le Chili. Il y avait Henry Kissinger, le directeur de la C. I. A. le député Secretary de la Défense et d’autres…
— Mais qu’est-ce que le projet « Camelot » ? demanda Malko.
Geranios sourit :
— Vous devriez le savoir. Une création de la « Division clandestine » de la C. I. A. classée comme « High-risk covert operation ». En vue de la déstabilisation du régime Allende… Tout est là.
Il frappa la sacoche de cuir.
Malko sentit son estomac se charger de plomb. Il avait peur de comprendre. Mais tout se mettait en place avec une telle clarté qu’il ne pouvait ignorer les révélations de Geranios…
— Carlos, dit-il, pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela l’autre jour ?
Le Chilien secoua la tête.
— Je ne pouvais pas. Je n’avais pas assez confiance en vous.
— Est-ce que John Villavera sait que vous avez ces documents ?
— Probablement. Ceux de l’ancienne équipe étaient au courant. Ils ont essayé de les récupérer par la négociation.
— Qui vous les a procurés ?
Carlos Geranios eut un sourire las :
— Tania.
Le cercle était bouclé. Tania, agent soviétique, avait voulu compromettre le régime de Pinochet et la C. I. A. Malko regarda le ciel vide. Étreint par une angoisse inexorable. Revoyant le visage trop sage de John Villavera, représentant la Central Intelligence Agency à Santiago…