— Où allons-nous ? demanda Oliveira.
— C’est la question que je me posais, soupira Malko. Le mieux serait d’essayer de se réfugier dans une ambassade…
— Ce n’est pas facile, observa Oliveira, elles sont très bien gardées. Les carabinieros ont ordre de tirer à vue.
Encore une porte qui se fermait. Malko commençait à avoir très faim aussi. Mais tous les restaurants étaient dangereux. Il jura à voix basse, maudissant la C. I. A. et particulièrement John Villavera. Il continua sur Providencia, ralentit en passant devant la résidence de l’ambassadeur américain, de l’autre côté du terre-plein.
Une « 404 » avec quatre hommes à bord était arrêtée le long du trottoir, un fourgon blanc et noir Chevrolet bloquait la grille.
Il tourna à droite un peu plus loin, dans Vicuria McKenna, large avenue qui filait vers le sud.
Il s’arrêta au feu rouge, partagé entre la rage et le découragement. Le filet de la D. I. N. A. se resserrait d’heure en heure. Ce n’était pas facile de lutter contre une police toute-puissante, dans une ville où il ne connaissait pratiquement personne, où ses ennemis avaient les pleins pouvoirs.
Peut-être que Carlos Geranios avait été repris… Il allait être obligé de se débarrasser d’Oliveira, de rester seul. Il n’en pouvait plus de manque de sommeil, de faim, de fatigue.
Sans trop savoir où il allait, il enfila Vicuria McKenna. La Buick ronronnait sans problème. Tout à coup, Oliveira se dressa sur son siège.
— Je connais un endroit où personne ne viendra nous chercher, s’écria-t-elle.
Malko faillit emboutir un tacot qui arrivait en face.
— Où ?
Pour la première fois depuis le début de leur équipée, Oliveira avait une lueur joyeuse dans ses yeux bleus.
— Au Valdivia, dit-elle.
Chapitre XVIII
— C’est un hôtel, expliqua Oliveira. Où on va pour faire l’amour. Il est très connu. Time Magazine a écrit un article dessus.
Malko crut avoir mal entendu. Time Magazine n’avait pas pour habitude de promouvoir les maisons de rendez-vous. Même à Santiago.
— Qu’a-t-il de particulier ? demanda-t-il.
La jeune femme eut un rire gêné.
— Des décors extraordinaires dans les chambres. Chacune est différente. Il y a la tahitienne, la capsule spatiale, la française, la japonaise, la galerie des Glaces, la voiture, une charrette de foin et des tas d’autres. Chacun choisit ce qu’il veut. Surtout, on ne vous demande pas de papiers pour entrer. Juste 35 000 escudos.
Malko ne put s’empêcher d’être intrigué par l’étendue des connaissances de la jeune Chilienne.
— Tu y vas souvent ?
Elle secoua la tête, tandis qu’ils passaient devant les hautes grilles de l’ambassade d’Argentine, un bâtiment gris au milieu d’un parc, étroitement gardé par des carabiniers.
— J’y allais avec mon « huaço » de mari. Chaque fois que nous venions à Santiago. Je crois que nous avons fait toutes les chambres.
Elle eut une moue charmante.
— Mais ce n’était pas drôle. On buvait beaucoup avant d’y aller et ensuite en cinq minutes tout était fini et il dormait…
Ce qui s’appelle gaspiller de l’argent.
— Cela me paraît une bonne idée, dit Malko. Nous pourrons nous reposer. Où est-ce ?
— Continue tout droit.
Malko suivit Vicuria McKenna près d’un kilomètre avant de tourner dans une petite rue sans lumière, bordée d’un mur aveugle. Plusieurs filles en super-mini faisaient les cent pas sur le trottoir. Des putes.
— Entre là, dit Oliveira en lui montrant un grand portail.
Ils croisèrent une longue voiture noire qui sortait. Sur la banquette arrière, Malko aperçut une mariée en grande tenue qui lui adressa un salut joyeusement complice.
Dans la cour, des box pour voitures s’alignaient. Un gardien surgit et le guida dans l’un d’eux. Dès qu’ils furent sortis de la Buick, il rabattit un rideau de canisses, la dissimulant ainsi aux regards. Puis il les guida vers une caisse minuscule où officiait une employée indifférente. Oliveira se pencha et lui murmura quelque chose. La caissière examina une feuille de papier posée devant elle et hocha la tête affirmativement.
Une fille en mini noire les guida ensuite le long d’un couloir en plein air desservant des bungalows disséminés dans un petit jardin. La lumière était extrêmement faible et le décor semblait féerique : des bosquets de plantes vertes, des cocotiers, des massifs de verdure. De petites lampes signalaient chaque bungalow.
Ils ne virent personne. À l’entrée, on ne leur avait pas demandé le moindre papier.
Leur guide les mena jusqu’à un bungalow isolé, leur ouvrit une porte, découvrant des marches qui s’enfonçaient très loin. Malko fut stupéfait. On aurait dit une véritable caverne avec des parois grisâtres, tourmentées, des stalagmites, un éclairage habilement dissimulé sous de fausses torches. Un vrai décor de cinéma. Dès que leur guide eut refermé la porte, Oliveira se lova contre Malko.
— C’est la caverne ! expliqua-t-elle d’un ton ravi, j’avais toujours eu envie d’y retourner…
Ils descendirent les marches jusqu’au fond. Le sol était recouvert de fourrures, avec des recoins tapissés de miroirs, rembourrés de coussins. La « pièce » se terminait par une large banquette surmontée d’une immense glace. Au fond, on apercevait à travers une paroi vitrée d’énormes racines éclairées par des projecteurs. Une musique douce tombait de haut parleurs invisibles. Malko tomba en arrêt devant le lit une sorte de couche préhistorique recouverte de fourrure, encadrée de glace, où même le téléphone était enrobé d’un étui poilu…
À part la musique, le silence était absolu, la « caverne » étant creusée dans le sol. On se sentait étrangement coupé du monde. Malko comprenait le goût des amoureux pour le Valdivia. C’était vraiment un décor parfait pour s’aimer en paix. L’absence d’ouverture renforçait l’impression d’intimité. Il repensa à la mariée tout de blanc vêtue croisée à l’entrée. Le Valdivia était vraiment une institution…
Soudain la bouche chaude d’Oliveira lui rappela qu’il n’était pas seul. Sans un mot, elle le poussa sur le lit, s’allongea sur lui, avec une pression exigeante de tout son corps. Elle tremblait encore un peu nerveusement par brèves saccades. Malko l’accueillit pour un moment de détente avec joie ; la tension nerveuse heures avait été trop forte.
Oliveira roula soudain à côté de lui.
— J’ai faim ! dit-elle.
Elle rampa jusqu’au téléphone.
— Commande aussi du champagne, lui souffla Malko.
En attendant la commande, ils explorèrent leur domaine. Les parois de stuc ressemblaient à s’y méprendre à celles d’une vraie caverne, mais avec l’air conditionné…
— Tu verras, murmura-t-elle, j’ai une surprise pour toi, tout à l’heure.
Malko souhaita que ce soit une bonne surprise. Il repensa à John Villavera et sa rage fit tomber son désir. La « caverne » n’était qu’un intermède agréable. En ressortant, il aurait de sérieux comptes à régler.
On frappa et un garçon déposa un énorme plateau à côté du lit. Des oursins et de gros coquillages particuliers au Chili, un peu semblables à des moules, des « machas ». Plus deux bouteilles de Moët et Chandon. Ils se jetèrent sur les fruits de mer. Malko déboucha le champagne. Ils burent et mangèrent. Chaque bulle dissipait une parcelle de la tension de Malko.