— Je vous accompagne, déclarait-il, l’air important, j’m’en vas porter plainte, moi aussi…
À la gendarmerie, les deux hommes furent reçus par le brigadier en personne qui, dès le premier mot d’explication les interrompit l’air réjoui :
— Censément que vous avez perdu une voiture automobile ? ça serait-y pas une voiture rouge, une grosse voiture à quatre places ?
— Oui, c’est ça, vous l’avez vue ?
— Censément qu’elle n’aurait point comme numéro 1430 G-7…
— Juste !… elle est passée ici ?
— Attendez donc ! N’y avait-y point d’abord des couvertures en peau de chèvre ?
— Oui !… oui !…
— Eh bien, dit le gendarme, c’est-à-dire censément comme ça que vous avez de la veine !… moi j’m’en vais vous dire où qu’elle est vot’ voiture…
— Vous savez où elle est ?
— Pour le sûr… censément que ce matin, il y a juste un p’tit quart d’heure, on vient d’la retrouver en pleins champs, dans la terre au père Flory, à quinze cents mètres de la gare de Motteville… censément comme ça que l’père Flory, qui l’a vue en venant paître ses bêtes.
L’hôtelier suggéra :
— Ça serait donc qu’ils se sont sauvés, une fois rendus, tout bonnement pour ne point payer ni la voiture, ni l’hôtel ?…
***
Lorsque deux heures après le mécanicien, au trot fatigué d’une énorme jument blanche qu’il avait été, dix ans de suite impossible de faire acheter par la Remonte et que force avait été de conserver, arriva au champ du père Flory, il poussa un véritable soupir de satisfaction en reconnaissant sa voiture.
Elle était en très bon état, et même à la position des manettes, le mécanicien déclara :
— Celui-là qui l’a conduite, c’était un malin… il a tout de suite vu qu’il fallait la ralentir au gaz et la mener à l’avance… c’est-y le curé ? c’est-y le caporal ?… Le caporal, sans doute ! le curé avait les mains trop blanches, il aurait eu peur de s’esquinter les ongles…
Au milieu d’une foule de paysans accourus de toutes les fermes d’alentour, depuis le matin, pour considérer la voiture automobile qui « avait poussé » pendant la nuit dans le champ du « père Flory », le chauffeur mit en marche…
À grand-peine, car n’ayant plus d’élan, la voiture s’embourba dans le sol mou, il parvint à gagner la route…
***
Mais tandis que le mécanicien s’occupait à rapatrier sa voiture, d’autres événements se déroulaient au Carrefour Fleuri.
Le brigadier de gendarmerie, important et grave s’était, en compagnie de l’hôtelier, dirigé vers l’hôtel :
— Et alors, interrogeait-il, en regardant l’hôtelier, vous ne savez point leur nom, à ces particuliers-là ?…
Mais le patron du Carrefour Fleuri, repris par le souci des dix-huit francs qu’il perdait, se moquait pas mal des recherches que prétendait effectuer le gendarme.
— Tiens ! s’écria-t-il, voilà une bonne chose, dans leur coup, ils ont oublié d’emporter ce paquet… peut-être bien là-dedans, qu’il y a des affaires de valeur et que je pourrai me payer dessus ?
Le gendarme s’était relevé, curieusement, il examina lui aussi le ballot demeuré dans la chambre :
— Censément, dit-il, que c’est possible ! probable même ! Censément qu’il faut aviser, et que légalement nous allons ouvrir ce paquet, afin de voir ce qu’il contient au juste…
L’hôtelier, aidé du gendarme, fit sauter les cordes serrées autour de la toile, mais tandis que le pacifique patron du Carrefour Fleuri ne devinait point ce que pouvait bien être le mécanisme qu’il trouvait dans ce paquet, le brigadier qui, jadis, avait fait son congé dans l’artillerie, soudain pâlit :
— Nom de Dieu ! laissa-t-il échapper, bien qu’en uniforme, et dans l’exercice de ses fonctions, il s’abstint d’ordinaire de jurer, mais j’sais c’que c’est que c’t’affaire-là… oh ! oh ! c’est grave… c’est un débouchoir de canon !
23 – À LONDRES ET À PARIS
Alors que le petit jour commençait à poindre, le lieutenant Henri de Loubersac, qui marchait aux côtés de Juve, était soudain devenu silencieux. Il ne répondait plus que par monosyllabes aux paroles de son compagnon de veille… Bientôt, il ne répondit plus du tout…
Juve regardait l’officier, en souriant :
— Je crois, monologuait-il, que le voilà parti pour le pays des rêves !… il dort debout !…
Fraternellement, presque, le policier guida le jeune homme qui n’avait plus qu’à peine conscience de sa marche vers la guérite de douanier où lui-même s’était dissimulé quelques heures avant. Juve y installa son compagnon, certain que, de la sorte, Henri de Loubersac pourrait se reposer. Il bourra une nouvelle pipe et reprit sa marche le long du quai…
Juve était très nerveux, et de très méchante humeur.
Sans qu’il pût préciser au juste pourquoi, car, en apparence, l’arrêt de Vinson et du prêtre à Rouen n’était pas d’un intérêt considérable, il s’inquiétait de cette soudaine interruption de voyage…
— Pourquoi couchent-ils en route ? pensa-t-il, quelle peut-être au juste la raison qui leur a fait suspendre leur chemin ? Je ne comprends pas que le caporal Vinson, toujours porteur du débouchoir, ait eu l’audace de stationner dans un hôtel… Il était tard, eh, pardieu, cela ne les empêchait pas de rouler !… Logiquement, ils auraient dû poursuivre leur voyage jusqu’ici…
Sans qu’il formulât précisément sa pensée, Juve craignait par-dessus tout que les deux espions qu’il guettait n’eussent appris la surveillance exercée sur eux…
Et, tout en se promenant de long en large, tout en faisant les cent pas, régulièrement, inlassablement, il ne pouvait s’empêcher d’examiner la fine silhouette du yacht hollandais dont les mâts, rappelés en arrière, se balançaient lentement au gré des flots.
Juve vérifiait l’heure à sa montre…
— J’ai dit au commissariat de laisser un agent de garde toute la nuit et la poste a des instructions pour transmettre continuellement les dépêches qui pourraient y être adressées… voici qu’il est six heures, il ne serait peut-être pas mauvais que j’aille voir s’il n’y a rien de nouveau…
Juve, à pas précipités, revint vers la guérite où Henri de Loubersac sommeillait toujours.
— Mon lieutenant ?… allons ! mon lieutenant ?…
Henri de Loubersac dormait si profondément que Juve fut obligé de lui poser la main sur l’épaule pour le tirer de son somme :
— Mon lieutenant, disait-il, je m’excuse de vous réveiller, mais je voudrais vous passer la faction pendant quelques minutes… je cours jusqu’au commissariat voir s’il n’y a rien de nouveau…
L’officier s’empressait, naturellement, de faire le guet à la place de Juve. Le policier partit aux nouvelles et arriva au poste en même temps qu’un petit télégraphiste porteur d’un pli à son nom.
Juve, le fragile papier aux doigts et tandis qu’il rompait la bande, ne put s’empêcher de frémir :
— Pourvu, pensait-il, que mes deux oiseaux n’aient pas trouvé moyen de s’envoler…
La dépêche tremblait aux mains de Juve, tandis qu’il lisait son texte, qui, tout d’abord, lui parut incompréhensible :
« Caporal Vinson, réfugié à Londres, a été reconnu et identifié par moi ce matin, à quatre heures, au moment où il sortait de la gare de Victoria-Station. Je l’ai suivi, je sais où il est. Que faire ? J’attends vos avis. – L. »
Tout tourbillonnait devant Juve…
— Le caporal Vinson est à Londres ! Il sortait ce matin de Victoria-Station !… Ah ça, qu’est-ce que ça veut dire ? Pourtant, cette dépêche est bien précise, je ne peux pas douter de son contenu, non plus que de l’agent qui me l’envoie… un fin limier… pas d’erreur, pas d’hésitation. Il est évident que Vinson a trouvé, cette nuit, moyen de continuer sa route en trompant la vigilance des gardiens que j’avais mis à ses trousses à Rouen, il a dû rallier la côte et un bateau inconnu, passer le détroit, cette nuit… Ah ! sapristi, de sapristi !…